Avec l’arrestation de Rached Ghannouchi et sa mise en examen, la Tunisie a fermé, sans bain de sang, la parenthèse du printemps arabe et son greffon, l’islam politique, une période douloureuse pour les Tunisiens, des années de terreur terroriste, de corruption rampante et de dérive identitaire à deux doigts de « daechiser » la société tunisienne.
Sans le vouloir, Rached Ghannouchi nous en a donné l’opportunité en évoquant, par messages codés, la probabilité d’une guerre civile au cas où l’islam politique serait écarté, c’est-à-dire au cas où son parti Ennahdha viendrait à être dissous ou si lui-même et ses lieutenants seraient arrêtés ou écartés de la vie politique. C’est pour ça, rien que pour ça, qu’il a découvert la prison ce 19 avril, pour la première fois. Mais Ghannouchi se doutait bien que ses jours en liberté étaient comptés. De lourdes accusations pèsent sur lui. Depuis plusieurs semaines, il est entendu par la justice avec ses compagnons de route, Ali Larayedh, Noureddine Bhiri et plusieurs autres figures du parti islamiste, dans des affaires gravissimes liées au « Tasfir » (réseau d’embrigadement et d’envoi de jeunes Tunisiens combattre en Syrie), à l’appareil sécuritaire secret d’Ennahdha, au blanchiment d’argent en relation avec des soupçons de terrorisme, au lobbying étranger, à l’espionnage avec l’affaire Instalingo et à un complot contre la sûreté de l’Etat. Des dossiers en instance depuis les années de braise, auxquels aucune suite judiciaire n’a été donnée et d’autres constitués après le 25 juillet 2021.
Aujourd’hui, des milliers d’affaires sont instruites dans un climat tendu entre le président de la République, qui s’est engagé à ouvrir la boîte de Pandore en promettant qu’il « nettoiera » le pays des corrompus et des « traîtres », et le front d’opposition mené par Ennahdha pour lequel Kaïs Saïed est un putschiste qui cherche à éliminer ses adversaires politiques en leur « fabriquant des dossiers vides ». Pour toutes ces raisons, les Tunisiens ne comprennent pas pourquoi Rached Ghannouchi est mis en examen pour une déclaration verbale et n’a pas été arrêté pour des soupçons plus graves en liaison avec le terrorisme et les financements étrangers.
Il n’en demeure pas moins que Kaïs Saïed vient de briser un plafond de verre qu’aucun régime autoritaire avant lui n’a osé toucher. Il a franchi le Rubicon. Quoi d’étonnant ! Qu’a fait ce président atypique depuis son accession à la magistrature suprême en 2019 qui ne soit singulier et anticonformiste ? L’activation le 25 juillet 2021 de l’article 80 de la Constitution de 2014 a déjà porté un coup d’arrêt au règne de Rached Ghannouchi en Tunisie et la suite du processus va mettre son empire et ses alliés politiques hors d’état d’agir sur le cours des événements nationaux.
Pour ce faire, Kaïs Saïed va s’octroyer tous les pouvoirs, « assainir » le système judiciaire, « concevoir » une Constitution pour son modèle politique et limiter les libertés. Dans un second temps, les dossiers brûlants enfouis dans les tribunaux sont ouverts et la machine judiciaire est mise en branle pour lancer l’opération tant redoutée de la reddition des comptes pour les graves crimes terroristes, économiques et financiers commis pendant la décennie 2011-2021. Et les intouchables d’hier, en l’occurrence Ali Larayedh, Noureddine Bhiri, Béchir Akremi et plus récemment Rached Ghannouchi, sont dans le collimateur de la justice aujourd’hui. Un chambardement de fond en comble de la vie politique sans lequel le locataire de Carthage n’aurait pas pu mettre le holà aux ambitions et aux dépassements avérés du Cheikh des islamistes ni l’écarter de son chemin. Ses adversaires politiques ont tout tenté, en vain, pour le stopper et le faire revenir en arrière, jusqu’à menacer publiquement, sur des plateaux de télévision, de le déchoir de sa haute fonction de chef d’Etat et tenter de semer le doute sur ses facultés intellectuelles et psychologiques.
L’expérience aura démontré le contraire. Le président atypique avance déterminé, prend tout son temps pour mesurer chacun de ses pas et ne fait jamais de marche arrière.
Kaïs Saïed a gagné aux points son bras de fer avec Rached Ghannouchi. Peu d’acteurs politiques et d’observateurs l’auraient parié, la mise sur la pression étrangère étant trop forte. Bien sûr, la bataille n’est pas finie, la justice n’a pas dit son dernier mot, mais Rached Ghannouchi est politiquement fini, les Tunisiens ne veulent plus de lui et sont soulagés. Sa mise hors circuit physique et effective signe la sortie par la petite porte des Frères musulmans en Tunisie et ouvre une nouvelle page de l’histoire de la Tunisie, sans l’islam politique. Cette nouvelle page devra être économique.
Kaïs Saïed voudra-t-il saisir l’opportunité pour changer son fusil d’épaule et se réconcilier avec les Tunisiens qui sont prêts à s’engager avec lui dans la bataille économique et sociale ? L’espoir est permis.
La lutte contre la corruption doit se poursuivre mais il faut rassurer les hommes d’affaires, les agriculteurs, les investisseurs, les entrepreneurs qui n’ont pas quitté le pays, les quelques PME qui résistent encore à toutes les crises et les plus nombreuses qui ont mis les clés sous le paillasson à cause de la pandémie de la Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne.
Au niveau national, il s’agit de reconstruire la vie politique, l’économie nationale, le tissu social et la confiance en les institutions de l’Etat. L’heure est aux réformes concertées et à la réconciliation nationale face aux nouveaux défis qui se dressent devant nous : une menace sérieuse de troisième guerre mondiale entre les Etats-Unis et la Chine, la sécheresse qui menace les récoltes et la production alimentaire et un nouvel ordre mondial multipolaire. L’Union fera la force de la Tunisie.
Aux niveaux bilatéral, régional et international, la conjoncture marquée par de profonds changements géostratégiques est propice au développement d’une diplomatie agressive et innovatrice dont les missions seront de renforcer les anciennes alliances sur les bases du respect mutuel et les échanges gagnant-gagnant et de diversifier les coopérations économiques et commerciales avec les puissances émergentes, telles que la Chine et l’Afrique.
M. le président, votre guerre politique aujourd’hui terminée, vos compatriotes vous attendent avec impatience pour mener la vraie guerre, celle pour le développement économique et social, la liberté et la dignité. Les objectifs de la révolution du 17 décembre 2010-14 janvier 2011 que vous avez promis de réaliser.
Les Tunisiens vous ont trop attendu, ils ne vous accorderont aucun crédit.