Est-il utile de mener des enquêtes d’évaluation des opérations électorales sans donner suite aux infractions et aux crimes politiques épinglés ? Depuis 2011, trois doubles scrutins (2011, 2014, 2019) ont été passés au crible par la Cour des comptes. Les deux premiers rapports n’ont eu aucun impact sur les résultats des élections ni sur le déroulement du double scrutin de 2019 en termes de contrôles des campagnes électorales et de sanctions des fraudeurs.
Le 3e rapport de la Cour des comptes vient donc de révéler, un an plus tard, les quatre vérités sur les dysfonctionnements et les dépassements des personnalités et des partis politiques qui ont concouru aux dernières élections présidentielles et législatives. Un concentré de crimes politiques qui explique le bradage du statut d’homme politique ainsi que l’état de démoralisation de la vie politique. Et ce n’est pas le plus surprenant. C’est la vague d’indignation et de critiques engendrée par ledit rapport qui suscite l’étonnement car, dans les faits, aucune infraction, aucun dépassement, aucun scandale politique ou financier n’était ignoré des observateurs de la vie politique. Qui n’a pas entendu parler de financements étrangers, de la société israélienne qui a monté une stratégie de lobbying pour le compte de Nabil Karoui, candidat à la Présidentielle, rétribuée en devises étrangères, indépendamment de la véracité ou non des accusations ? Qui ne sait pas que des centaines de pages ont été créées sur les réseaux sociaux spécialement pour mener campagne et influencer l’opinion pour l’un ou l’autre des candidats ou pour l’une ou l’autre des listes candidates aux Législatives ? Qui ignore encore que des voix de nombreux électeurs ont été achetées, soudoyées, monnayées ? La dernière campagne présidentielle a été particulièrement violente, agressive et malsaine. L’ISIE, les instances judiciaires, les médias, la société civile, les citoyens ont tous laissé faire.
Les cœurs et les esprits des uns et des autres étaient à la diabolisation de l’adversaire et à son élimination de la course par n’importe quel moyen. Les médias ont été de la partie et certains sont à incriminer pour les lynchages médiatiques orchestrés. Personne n’ignorait l’implication des financements étrangers dans la course pour le Palais de Carthage et pour celui du Bardo. Mais l’heure n’était pas à la moralité, la fin justifiait les moyens, l’important était d’arriver en tête de course. Et c’est avec la présentation du rapport de la Cour des comptes que les consciences se sont soudain réveillées.
Sauf que ce rapport est le troisième du genre. Les deux précédents, ceux de 2011 et 2014, n’ont servi à rien. « Ce qui s’est passé en 2019 est encore plus grave qu’en 2011 et 2014 et si on ne prend pas les mesures nécessaires, ce sera pire en 2024 », s’est défendu Nabil Baffoun, président de l’ISIE, tout aussi offensé contre les critiques qui ont dénoncé son inertie et sa passivité face aux graves dépassements qui ont entaché les opérations électorales. Même attitude du côté des instances judiciaires et des partis politiques. Au final, c’est l’embrouille générale, comme à chaque scandale, chacun jouant le rôle de la victime dépassée par on ne sait quelle force majeure et jetant la responsabilité sur les autres. En vérité, ils sont tous coupables, aussi bien les contrevenants que ceux qui sont censés défendre l’intérêt national. Si les institutions, y compris les instances démocratiques et indépendantes, telles que l’ISIE, avaient ne serait-ce que tiré la sonnette d’alarme et alerté, par les canaux légaux et officiels, les électeurs contre les dérives et les tentatives de manipulation et de « vol » des élections par des pratiques illégales, on n’en serait pas là à regretter l’état de décrépitude et de déliquescence dans lequel se trouve actuellement le Parlement. Les partis politiques sont responsables de la dégradation de la vie politique et son impact sur la situation économique nationale, qui pâtit de l’incompétence de ses gestionnaires, et de la flambée de la corruption. Aucune partie ne peut se dérober à sa responsabilité, les arguments manqueraient lourdement.
Au risque de manquer de respect aux valeureux magistrats de la Cour des comptes qui ont fait un travail titanesque durant un an, il y a lieu de s’interroger sur l’utilité de ce genre de rapport s’il n’est pas suivi de décisions punitives. Les coupables restant impunis, pouvons-nous continuer de prétendre que les doubles scrutins de 2011, 2014 et 2019 ont été intègres ?
Dans nos murs, l’impunité est devenue la mère des vices gangrénant la société, suscitant la montée de toutes les formes de violence et altérant l’autorité de l’Etat. En défiant les règles, les lois et les institutions, les politiques donnent le mauvais exemple et incitent les citoyens à la rancœur, à la haine, à toutes les formes d’abus.
Il est impératif que la scène politique soit assainie avant les prochaines échéances électorales de 2024. Une opération nettoyage d’envergure doit commencer par la révision de la loi électorale pour ouvrir la voie à une meilleure stabilité des gouvernements et instaurer des critères d’éligibilité plus stricts. La Cour des comptes devrait acquérir de nouvelles prérogatives et un pouvoir de décision. Dans l’actuel Parlement, pas moins de 176 élus sont arrivés à l’ARP avec les plus forts restes, sans base électorale. Ils ne représentent pas les Tunisiens. Pourquoi alors s’étonner du branle-bas de combat qui secoue l’Hémicycle, de l’inertie et l’incompétence de nombreux députés débarqués au Parlement qui pour fuir la justice, qui pour servir ses intérêts.
Si le rapport de la Cour des comptes reste sans suite, les élections de 2024 seront plus ravageuses et la démocratie plus menacée que jamais.
Les appels lancés pour donner suite aux révélations de la Cour des comptes sont largement entendus. Les suites doivent se décliner en sanctions qui vont de l’annulation de listes électorales à l’emprisonnement durant 5 ans (financements étrangers), en passant par des sanctions financières. Et la question qui vaut de l’or aujourd’hui : est-on prêt à faire tomber le Parlement et à organiser des élections anticipées ? L’enjeu est existentiel pour nombre de partis et de députés. Aura-t-on suffisamment de courage jusqu’à reconfigurer le paysage et le pouvoir politiques ? La Cour des comptes n’a pas ce pouvoir, ni l’ISIE la volonté, ni encore le pouvoir judicaire l’intention en l’absence de dépôt de plaintes. Il ne reste plus qu’à souhaiter des initiatives législatives pour améliorer la loi électorale et moraliser la vie politique.
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