Par Hajer Ajroudi
Le second tour opposera deux candidats dont le score est serré, 1.289.384 pour le président de Nidaa Tounes, Béji Caïd Essebsi contre 1.092.418 pour le président sortant Moncef Marzouki. L’écart est seulement de 196.966 voix. Quelques candidats n’ayant pas atteint le second tour ont déjà manifesté leur soutien à l’un ou à l’autre, appelant leur électorat à leur apporter leurs voix et d’autres ont exprimé un refus net pour l’un des deux candidats sans pour autant déclarer leur soutien à l’autre. Certains restent encore indécis ou préfèrent la neutralité. Ainsi commence aujourd’hui le jeu des alliances et des accords à conclure afin que l’un des deux candidats restants puisse profiter des reports des voix. Quelles sont les possibilités et quels sont les enjeux ? Décryptage
Les positions de soutien ou de rejet déjà exprimées
Le candidat perdant au premier tour Mondher Znaidi, obtenant 24.160 voix, a déjà exprimé son soutien à Béji Caïd Essebsi appelant clairement sa base électorale à voter massivement pour lui. Kamel Morjane, récoltant au premier tour 41.614 voix, a aussi lancé le même appel à ses électeurs. À eux deux, plus de 65.000 voix peuvent s’ajouter à la base électorale de Béji Caïd Essebsi. Deux éléments augmenteront la réalisation d’une telle probabilité, à savoir que les votants de Mondher Znaïdi et de Kamel Morjane sont ou destouriens ou ne manifestent aucun rejet pour les destouriens puisqu’ils ont voté pour deux ministres du régime de Ben Ali. Il est aussi peu probable que Moncef Marzouki qui base sa campagne sur le rejet du passé et la nécessité de barrer le chemin au retour des anciens responsables et ministres et des destouriens puisse profiter de cet électorat.
L’un des candidats indépendants aux législatives, Adnene Hajji, a clairement manifesté son rejet de Moncef Marzouki tout en précisant que Béji Caïd Essebsi ne représentait pas l’ancien parti de Ben Ali, le RCD dissous, mais que Nidaa Tounes est plutôt un mélange de destouriens réformistes, de syndicalistes et de militants de gauche.
Le candidat indépendant à la présidentielle, Ali Chourabi, a manifesté son soutien à Béji Caïd Essebsi, ainsi que les leaders du parti Afek Tounes qui a récolté 8 sièges aux législatives, se classant ainsi 5e et El Massar, le mouvement destourien et le parti des Forces du 14 janvier. Seulement une partie de la base de ces partis aurait probablement déjà voté pour Béji Caïd Essebsi au premier tour puisque leurs dirigeants n’étaient pas parmi la course, tandis que l’autre partie aura accordé ses voix à Hamma Hammami et à d’autres candidats.
Mohamed Abbou a quant à lui clairement manifesté son soutien à Moncef Marzouki, ainsi que Raouf Ayadi, mais Moncef Marzouki aurait déjà profité des voix de leur base lors du premier tour.
Al Binaa Al Watani, le parti de la réforme et du développement, le mouvement national de la justice et du développement, le parti de l’édification maghrébine, représentant 5% de l’électorat du premier tour n’ont toujours pas exprimé leur position. Mustapha Ben Jaafer a, quant à lui, exprimé un refus net de soutenir Béji Caïd Essebsi, tentant ainsi de priver ce dernier de 21.929 voix. Le Front populaire a de son côté refusé de soutenir Moncef Marzouki. Or le candidat du Front populaire, Hamma Hammami, a raflé 255.529 voix à la présidentielle. Le parti qu’il représente ayant récolté par ailleurs 122.436 voix aux législatives. L’électorat de Hamma Hammami représente globalement la gauche démocrate progressiste, il serait difficile qu’il choisisse un candidat ayant accueilli des salafistes et s’étant montré peu ferme sur la question du terrorisme. L’électorat de Hamma Hammami rejette aussi pour la plupart les Ligues de la protection de la Révolution (LPR) dont le principal « exploit » a été, entre autres, d’attaquer la Centrale syndicale, emblème de la gauche que le Front populaire représente. Or Moncef Marzouki s’affiche de plus en plus aux côtés des figures des LPR qui de leur côté ont exprimé leur soutien à la candidature du président sortant. Hamma Hammami n’aura peut-être même pas besoin de lancer un appel de vote à Béji Caïd Essebsi pour qu’une partie de sa base, si ce n’est la plus grande partie, ne tranche en faveur de ce candidat, d’autant que Hamma Hammami a exprimé son refus de voir Moncef Marzouki de nouveau au pouvoir.
Une réunion a aussi eu lieu lundi, au siège du Front populaire, entre Hamma Hammami et Béji Caïd Essebsi. Ce dernier n’était pas venu dans le but de discuter un report de voix en sa faveur, mais pour échanger des sidées sur plusieurs dossiers. Néanmoins cette réunion est fortement symbolique, survenant en ce moment et montrant aussi les deux leaders enclins à collaborer et proches l’un de l’autre. Un message fort est alors adressé à l’électorat de Hamma Hammami qui pourrait appréhender une collaboration facile entre les deux partis.
Le dirigeant du Front populaire, Zied Lakhdhar, a d’ailleurs déclaré à Réalités que plusieurs éléments rapprochaient son parti et Nidaa Tounes, à savoir, l’unité nationale, le souci de la sécurité et l’aspiration à un État civil. Le Front populaire reste selon lui ouvert à toute proposition venant du Nidaa quant à une alliance parlementaire ou une participation au sein du gouvernement à constituer. Zied Lakhdhar a été formel quant à Moncef Marzouki, il ne doit pas être le président de la Tunisie» nous a-t-il déclaré. Par contre «aucun refus n’a encore été tranché quant à Béji Caïd Essebsi au sein du Front populaire». Le Front populaire s’est ainsi, indirectement et sans perdre la partie révolutionnaire de son électorat, positionné en faveur de Béji Caïd Essebsi.
Les neutres et les indécis
Ennahdha a de nouveau exprimé sa neutralité. Seulement et avec la même neutralité exprimée au premier tour, une grande partie des 1.081.799 voix pour le parti islamiste aux législatives ont déjà voté pour Moncef Marzouki, allant même pour certains de ces électeurs jusqu’à être actifs dans sa campagne. Mais il reste aussi tout à fait probable que la partie restante, n’ayant pas voté pour Moncef Marzouki ou même n’ayant pas du tout voté, choisisse d’apporter son soutien au président sortant. Ce dernier a, par ailleurs, demandé qu’Ennahdha le soutienne et que ce soutien soit publiquement affiché. Craint-il de perdre l’appui, même indirect, du parti islamiste surtout qu’Ennahdha représentera un poids considérable au sein du nouveau Parlement, lui offrant ainsi d’être à lui seul une opposition solide ou aussi à intégrer le gouvernement ?
Le candidat Hachmi Hamdi, classé quatrième au premier tour, n’a pas encore lancé d’appel, au moment de la rédaction de cet article. Mais sa base électorale étant essentiellement de Sidi Bouzid, la ville et région natale du candidat et aux villes du centre-ouest, les 187.923 voix qui lui étaient accordées obéissaient à l’appel de l’appartenance géographique. Cette base pourrait alors se dispatcher au second tour selon les penchants des uns et des autres, islamistes ou destouriens, conservateurs ou progressistes, ou encore révolutionnaires, refusant le retour de personnalités du passé ou n’ayant aucun problème avec la mouvance bourguibiste.
Le quatrième dans la course, Slim Riahi, obtenant au premier tour 181.407 voix, n’a pas non plus manifesté son appui à l’un ou à l’autre. Rappelons néanmoins qu’il a eu par le passé quelques différends avec Moncef Marzouki. Mais il est difficile de déterminer l’orientation de sa base électorale, essentiellement jeune, sans idéologie et l’ayant choisi pour son profil de chef d’entreprise et de président d’un club sportif, tant qu’il n’a pas lancé un appel de report de voix à l’un ou à l’autre candidat.
Une rencontre a eu lieu par contre entre Slim Riahi et Béji Caïd Essebsi ainsi qu’entre lui et Moncef Marzouki.
Le président sortant pourrait par contre bénéficier des voix du camp du 18 octobre 2005, dont Ahmed Néjib Chebbi fait partie. Ce dernier a réalisé un score de 55.576 voix. Seulement une partie considérable de son électorat appartient aux démocrates et ses votants pourraient se départager entre les deux candidats, ce qui continuerait à donner une marge d’avance à Béji Caïd Essebsi.
Les enjeux
Les alliances à conclure au sein du Parlement et les portefeuilles à accorder au sein du nouveau gouvernement pourraient être la base des reports de voix, ainsi que ses motivations, mais aussi en résulter. Le Front populaire a déclaré que le fait de ne pas déclarer un soutien à Béji Caïd Essebsi n’influerait pas la probabilité d’une alliance ou d’une participation au gouvernement. Le dirigeant d’Ennahdha, Lotfi Zitoun a aussi par le passé souligné que Béji Caïd Essebsi «n’était pas du genre à prendre en considération la neutralité d’un parti ou son soutien apporté ailleurs dans la formation du gouvernement.»
Seulement il parait dans l’intérêt de Nidaa Tounes d’élargir ses alliances au sein du Parlement afin de gouverner aisément. Les sièges de ceux ayant manifesté leur soutien à la candidature de Béji Caïd Essebsi, à savoir 8 pour Afek et 3 pour Al Moubadara, s’ajoutant aux 86 sièges de Nidaa Tounes, soit 97 sièges, ne lui accordent pas cette majorité. Par contre, la position de rejet de Moncef Marzouki prise par le Front populaire rapproche encore plus Nidaa Tounes de ce dernier, ajoutant ainsi ses 15 sièges aux 96, pour un total de 111. Il resterait alors à gagner les sièges de l’Union patriotique libre, constitués de 16 députés et permettant à Nidaa Tounes d’avoir une majorité confortable. Cela donne une marge de manœuvre au parti de Slim Riahi qui pourrait, tout en accordant son soutien à Béji Caïd Essebsi, apporter son soutien à Nidaa au sein du Parlement afin de lui garantir la majorité et d’appartenir par la même occasion au prochain gouvernement. Cela pourrait aussi être l’accord à conclure entre les deux parties, un soutien au second tour contre des portefeuilles ministériels. Slim Riahi reste ainsi libre de pencher vers l’une ou l’autre position et sera presque dans les deux cas de figure avantageux. Le président de l’Union patriotique libre sait aussi qu’il n’aura rien à gagner en apportant un soutien à Moncef Marzouki, dont le faible score aux législatives ne lui accorde aucune «possibilité d’offre dans le pouvoir» à faire à Slim Riahi.
Le dirigeant d’Ennahdha, Lotfi Zitoun, a aussi déclaré que si son parti choisissait de faire partie de l’opposition il formerait un bloc indépendant sans conclure d’alliance. Ainsi il n’aura pas à apporter un soutien qui n’aurait aucune retombée s’il restait dans l’opposition. Les partis restants, tel l’Union patriotique libre, auront plus d’intérêt à s’orienter alors vers une coalition parlementaire avec le parti au pouvoir, à savoir Nidaa Tounes, d’autant que Nidaa Tounes est plus enclin à exclure Ennahdha du gouvernement plutôt qu’à l’y intégrer.
Les résultats des législatives ne sont ainsi pas en faveur de Moncef Marzouki, ce qui diminuerait ses chances d’être soutenu par les dirigeants des partis classés dans les premières places, excluant déjà Nidaa Tounes et le Front populaire et en comptant la neutralité, même officielle et peut être pas officieuse d’Ennahdha.
Les conséquences
La diversité de la base électorale de l’un comme de l’autre des candidats, hormis leurs électorats du premier tour, ainsi que les résultats serrés, ne permet pas de trancher en faveur de l’un des deux. Le seul critère précis du premier tour était la division du nord et côtes ayant voté massivement pour Béji Caïd Essebsi et le sud accordant en majorité ses voix à Moncef Marzouki. Ce dernier continue justement à jouer et à approfondir cette division géographique, tout en continuant à creuser la division pauvres/riches, révolutionnaire/ancien régime et à essayer de séduire les salafistes et les islamistes, mais aussi les progressistes à la recherche d’un homme de Droits de l’Homme au pouvoir. Il essaye également de séduire ceux qui ne veulent pas voir revenir ce qu’il appelle l’ancien régime. Cette peur peut pousser des électeurs non sympathisants de Moncef Marzouki à voter pour lui pour faire œuvre de vote utile, tout comme une autre partie, ne voulant pas voir au pouvoir un président qui peut pour un simple différend dissoudre l’Assemblée, voter pour Béji Caïd Essebsi.
Ainsi plusieurs motivations sont derrière les décisions d’appui faites par les partis politiques, mais aussi d’autres motivations poussent l’électorat à faire un choix qui pourrait être différent de celui préconisé par les dirigeants. Dans ces conditions, le véritable danger reste le lendemain des résultats du second tour, une profonde fissure qui mettra du temps à se cicatriser quel que soit le candidat gagnant. La division approfondie et la peur nourrie au sein de la population ne prendra pas fin avec l’issue des élections et peuvent être le prix à payer par le candidat gagnant. Dans un contexte où la sécurité nationale et où la relance de l’économie sont parmi les priorités de la période post transitionnelle, le pays devrait être en ce moment uni afin d’éviter que des troubles ne se déclenchent suite aux résultats et risquant d’entraver ainsi les deux priorités citées ci-dessus.
H.A