Par-delà ce marasme économique, politique et sécuritaire, l’irruption de la Révolution inculque le sens profond de la contestation. Aux premiers rangs des problèmes jusque-là éludés ou occultés figure l’iniquité. Partout et à toute heure, les moins favorisés dénoncent maintenant le regard porté sur eux sans égard.
Mais avec ou sans discrimination, la pollution du milieu précède sa préservation.
Don et contre-don
Par un échange de bons procédés, la frange septentrionale de la cité recevait, à son corps défendant, les odeurs nauséabondes et les effluves de la putréfaction.
Avec les fortes chaleurs de l’été, les poissons, nombreux, mouraient toutes les fois où tardait l’ouverture du lac sur le chenal portuaire. À la façon d’un charnier putride, les cadavres accumulés à ciel ouvert bordaient la voie suivie par le TGM. Et nous avons fait de l’eau toute chose condamnée à la morbidité. Cependant, pareille calamité ne soulevait pas encore la question de la discrimination. Celle-ci surgit avec l’affectation à l’irrigation des eaux usées plus ou moins bien traitées. À Borj Touil, sur 3000 hectares, les paysans incriminent les méfaits de ce liquide pourtant desservi après sa transition par une station d’épuration. Sol devenu grisâtre, air irrespirable, nuées de moustiques insupportables, irritations épidermiques et autres effets appelés «dramatiques» figurent parmi une liste interminable d’outrances insoutenables. L’un vend le lait de ses vaches sans jamais le consommer, l’autre juge inapte à la prière le sol imbibé d’une eau venue des cabinets de toilette. Durant mes longues et multiples interviews, j’apprends, à mes dépens, le non-sens, parfois, de la sacro-sainte «sensibilisation.»
Accepter l’inacceptable
Toutes choses égales par ailleurs, il s’agit d’inciter les agriculteurs à l’acceptation de l’inacceptable. Voici une décennie, je restituais ces raisons du rejet lors d’une réunion tenue au siège du CRDA. Le PDG du bureau d’études, bien sûr dérangé par ce constat me dit : «Mais enfin, il y a acceptation ou pas ?». En effet, l’obtention de l’acceptation figure parmi les attributions du bureau chargé de la sensibilisation.
À la sortie, je dis au PDG, un vieil ami, encore en vie : «Toi, tu as un souci de liquidités, moi j’ai un souci de vérité». Ibn Khaldoun a eu bien raison. Ce 26 novembre, me voici au ministère de l’Environnement avec l’équipe d’un autre bureau d’études chargé de préconiser une «stratégie» afférente à «l’utilisation des eaux usées traitées.»
Édifié par le retour d’expérience en matière de réticence, je tiens ce propos une fois venu mon tour de parler : «Il est inutile de chercher à modifier les attitudes sans transformer les conditions objectives auxquelles ces dispositions subjectives sont articulées. Une stratégie de sensibilisation demeure vouée à l’échec sans prendre au sérieux les deux revendications des paysans.
Ils incriminent, à juste titre, d’une part l’imperfection de l’épuration, d’autre part « l’injustice».»
Le mixage des eaux
Pourquoi leurs voisins nordistes reçoivent-ils l’eau de la Medjerda au moment où ils se voient contraints d’utiliser un liquide chargé de métaux lourds et de bactéries nuisibles à la santé ? Certes, l’intérêt général a partie liée avec l’économie d’eau, impératif catégorique surtout avec les perspectives de pénurie aux abords des années 2030. La récupération des eaux usées répond à une obligation.
Voici donc la proposition suggérée par les doléances des irrigateurs. Il s’agirait d’entremêler, à proportions variées, les eaux pluviales et les eaux traitées. Le bassin où prospèrent le mélange et la décantation desservirait l’ensemble des paysans d’un espace délimité.
Ainsi, répondrait à la revendication d’équité, une authentique stratégie.
Il fut possible d’inventer la connexion des barrages. Eu égards à ces grands travaux hydrauliques, l’ouvrage requis par le mélange proposé aux techniciens serait un jeu enfantin. Une fois ma tirade achevée, la responsable de l’étude au ministère de l’Environnement me regarde, pensive, et prononce le mot approprié à l’idée : «mixage.»
Rapacité ou scientificité
Ameur Horchani, longtemps secrétaire d’État au ministère de l’Agriculture et principal concepteur de la grande hydraulique en Tunisie, me disait : «Parmi les responsables des bureaux d’études, certains, peu nombreux, ne sont pas sérieux. Ils jouent à fond sur les critères du moins-disant pour obtenir le projet, lésinent sur leurs dépenses et présentent un travail bâclé avec ces papiers collés». Ce grand commis de l’État pointe le gâchis produit par une éthique machiavélique.
La rapacité l’emporte sur l’exigence de scientificité. L’esprit de la Révolution, monté à l’assaut des multiples espèces de malversations, aurait à remettre en cause la teneur de pareille échelle de valeur.
Par Khalil Zamiti