Transition démocratique à reculons

Un an et huit mois seulement sont passés depuis le dernier double scrutin, on dirait des années, tant la charge de violence, de tension et de dégâts collatéraux est importante à tous les niveaux de l’Etat et de la société. Les trois centres du pouvoir politique -Carthage, La Kasbah, Le Bardo- forment à eux seuls une menace explosive sur le point de tout détruire, les 65 ans d’indépendance avec leurs exploits, leurs acquis et leurs échecs. Rien ne semble en ce moment précis pouvoir arrêter la débâcle. Les protagonistes de la vie politique, économique et sociale, se regardent en chiens de faïence se jetant mutuellement la responsabilité de la dégradation et de la paupérisation du pays, incapables de trouver la moindre issue à l’impasse dont ils sont tous responsables.
Les animosités, les egos, les opportunismes, les lobbys mercantiles et mafieux qui gèrent le «nouveau système de gouvernance» ont  remplacé les politiques publiques, les plans de développement et les stratégies d’action. Un climat malsain, perverti, miné par des polémiques fabriquées autour de complots présumés et surtout par la corruption qui a gangréné l’Etat et la société. Le plus inquiétant est que les garde-fous de la démocratie sont en panne. Une grande partie des forces vives du pays s’est alignée derrière un courant, qui par opportunisme, qui par défi à l’adversaire politique, ce qui a paralysé tous les contre-pouvoirs devant préserver les ABC de la démocratie, dont le droit d’être différent et de faire le contrepoids, pour rééquilibrer les forces en présence et barrer la route au despotisme et à la dictature. Les partis de la famille centriste divisés, éparpillés, affaiblis, en ont payé le prix fort aux élections de 2019 et ne se résignent toujours pas à ramasser les débris et à les rassembler  pour se reconstruire. Toute initiative visant à ouvrir une brèche dans la crise actuelle, de quelque bord politique que ce soit, finit dans les oubliettes, noyée dans des campagnes de dénigrement, de désinformation, de lynchage médiatique. Incluant les réseaux sociaux — les dirigeants politiques expriment leurs positions et leurs avis officiels dans des statuts sur leurs pages facebook—, le terrain médiatique est devenu l’arène de tous les combats et de tous les coups bas.
Que reste-t-il de la jeune démocratie tunisienne qui a porté les ambitions de liberté de plusieurs générations de Tunisiens ? Hormis les derniers rêveurs qui continuent de croire et les menteurs qui s’acharnent à faire croire que ce que vit la Tunisie est le sort « normal » de toute transition démocratique, la majorité des Tunisiens vivent un cauchemar, étant plus de 90% dans les sondages à désespérer de la classe politique, de ses dirigeants et de l’avenir du pays sous leur désastreuse gouvernance. Le danger qui guette la Tunisie, la faillite et ses conséquences sécuritaires et sociales, vient de ses décideurs politiques. Défiant tous les devoirs dus à leurs hautes fonctions, ils prennent en otage le pays pour régler leurs comptes personnels. Même si, faut-il le souligner, les raisons de l’intransigeance de Kaïs Saïed trouvent leur explication dans sa non négociable opposition à la nomination au sein du gouvernement de personnalités faisant l’objet de suspicions de corruption et de conflits d’intérêt. Si bien que la question qui se pose est : qu’est-ce qui oblige le Chef du gouvernement à faire la sourde oreille sur cette affaire, même s’il est convaincu de l’innocence de ses ministres ? N’était-il pas plus judicieux d’en discuter avec le chef de l’Etat en vue de lever toutes les incompréhensions ? Le chef de l’Etat peut être en possession de fausses informations et qui d’autre que le Chef du gouvernement est en mesure de les démentir en fournissant les preuves les plus adéquates ? Mais il n’en fut rien. Hichem Mechichi n’a pas joué son rôle d’homme d’Etat et s’est contenté d’être le paravent derrière lequel Ennahdha, particulièrement Rached Ghannouchi et ses alliés, tire les ficelles et fait la pluie et le beau temps à la Kasbah comme à l’ARP. Il a perdu de sa crédibilité et de sa probité devant les Tunisiens, car les suspicions pèsent toujours sur certains de ses ministres qu’il n’a pas cherché à innocenter pour rassurer les Tunisiens de plus en plus méfiants à l’égard des politiques.
Le différend, aussi grave soit-il, qui l’oppose à Kaïs Saïed, ne peut être une raison d’Etat qui justifie que les deux présidences ne collaborent pas ensemble, ou se mettent les bâtons dans les roues, ni que le président du Parlement marche sur les plates-bandes du président de la République, sous quelque bonne intention que ce soit. Ces trois hautes personnalités ont fait du tort à la Tunisie et elles continuent de perdre un temps précieux au risque de mener le peuple tunisien vers une guerre civile. D’ailleurs, opaques et arrogants, ils ne se soucient même plus de rendre des comptes aux Tunisiens sur la teneur de leurs missions à l’étranger, sur le comment et le pourquoi des réformes qui doivent être engagées pour sauver l’économie nationale.
La Tunisie a besoin d’une gouvernance harmonieuse, unifiée, même dans l’adversité. La conjoncture n’est plus propice à un changement de gouvernement ; le plus urgent, aujourd’hui, c’est un réveil des consciences et le choix de vis-à-vis sérieux, crédibles, compétents face aux créanciers étrangers qui sont sollicités par nos soins pour financer notre pain. Pour cela, les ego et les différends doivent être relégués au second plan, et œuvrer ensemble pour défendre le dossier de la Tunisie devant le FMI et les pays qui sont prêts à la soutenir, sous conditions. Kaïs Saïed, Hichem Mechichi et Rached Ghannouchi n’ont pas le droit de gérer l’Etat comme leur bien propre, ils sont de passage et bientôt, tôt ou tard, ils ne seront plus qu’un mauvais souvenir. Même les pays étrangers qui se sont engagés à soutenir la transition démocratique en Tunisie commencent à perdre patience. L’appel (dans un Tweet) au « dialogue politique apaisé » par le président du Conseil européen, Charles Michel, lors de la visite du président de la République à Bruxelles, n’est pas dirigé que vers Kaïs Saïed pour lui rappeler sa responsabilité à l’égard du blocage de la Cour constitutionnelle et du gouvernement de Mechichi. Ce qu’espère le premier partenaire économique de la Tunisie, c’est un pays qui fonctionne, qui a une vision, une volonté politique, qui respecte sa démocratie, son peuple, ses engagements et ses promesses. Cela ne dépend pas que du seul président de la République. Pour instaurer un climat de dialogue, il faut commencer par respecter les institutions, ceux qui les représentent, ainsi que le peuple et ses choix.  Dans ce registre, la transition démocratique tunisienne est en train de reculer sur divers fronts, celui politique, en opprimant l’opposition à la matraque et en voulant étouffer sa voix et celui social, en ne se donnant pas la peine d’expliquer aux Tunisiens le pourquoi des dernières importantes augmentations des prix sur les produits de grande consommation, ni ce que compte faire le gouvernement dans les épineuses questions de la compensation et de la restructuration des entreprises publiques pour satisfaire ses engagements auprès du FMI.

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