Basé au Caire, le correspondant du Financial Times Borzou Daragahi, a certes autour de lui un contre-exemple qui incite à juger l’expérience tunisienne avec clémence :
«Ça pourrait encore mal tourner. Mais jusque-là, la Tunisie est le seul pays arabe qui a réussi sa transition de l’autoritarisme vers le pluralisme sans déraper.
Alors que beaucoup d’observateurs ont classé l’Égypte, la Libye et la Syrie au rayon des catastrophes politiques sans espoir, l’expérience de la Tunisie avec le pluralisme politique et les efforts de coexistence des Tunisiens islamistes et laïcs méritent l’attention, et le soutien, de l’Occident.
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Malgré des tensions politiques parfois aiguës, les autorités tunisiennes ont fait preuve d’une maturité et d’un bon sens qui dans d’autres pays font cruellement défaut. Contrairement à l’Égypte et à la Syrie, l’armée est restée en Tunisie en dehors du jeu politique et se montre peu encline à s’engager dans des batailles idéologiques. Après avoir tergiversé pendant des mois, les islamistes au pouvoir ont fini par réprimer les extrémistes plutôt que de tenter de trouver une entente avec eux comme en Égypte. En outre, les divisions entre Ennahdha et les libéraux ne sont pas aussi fortes que dans les autres pays arabes.
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Si leurs dirigeants ont parfois tendance à trop hausser le ton, les Tunisiens eux-mêmes semblent admirablement posés. Bien que les sondages indiquent que la popularité d’Ennahdha et de ses deux partenaires de centre-gauche soit en déclin, l’opposition perd également du soutien et rares sont les Tunisiens qui sont tentés par l’idée de suivre la voie périlleuse de renverser le gouvernement à l’égyptienne.
Cependant, un sondage effectué en mars par Pew Research qui vient d’être publié montre que 54% des Tunisiens sont favorables à la démocratie, contre 63% l’année dernière. […] Selon ce sondage, le déclin le plus abrupt du soutien pour les valeurs démocratiques a été enregistré au sein de la classe moyenne, c’est-à-dire les couches qui ont été le plus touchées financièrement au cours des deux dernières années. La détérioration de l’économie risque de faire échouer tout le processus de transition. Aussi la Tunisie a-t-elle besoin non seulement de soutien international pour ses institutions politiques naissantes, mais aussi d’investissements occidentaux pour soutenir son économie.»
Pour Foreign Policy, James Traub fait lui aussi l’inévitable comparaison avec les malheurs de l’Égypte, en constatant que, il n’y a pas si longtemps «la Tunisie semblait se diriger vers le même tourbillon qui a aspiré l’Égypte vers les profondeurs. […] Mais à présent, toutes les parties belligérantes se parlent les unes aux autres. Cet esprit de compromis pourrait s’évaporer, mais j’ai tout de même l’impression, après avoir interrogé des Tunisiens de tous les bords au cours des derniers jours, que la Tunisie est bien placée pour éviter le pire. Pourquoi ?
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Quels que soient les dangers auxquels la Tunisie fait face actuellement, le scénario égyptien d’un coup d’État militaire suivie d’une répression féroce dirigée contre les islamistes par l’État est quasiment exclu. Et ce grâce à la différence la plus frappante entre les deux pays, au moins en ce qui concerne leur trajectoire politique : l’Égypte, contrairement à la Tunisie, a une armée extrêmement politisée et intrusive. [ … ]Le fait que la Tunisie a une armée républicaine non seulement rend un coup d’État très peu probable, il modifie aussi la dynamique politique entre les forces en présence. En Égypte, et le gouvernement islamiste de Mohamed Morsi et l’opposition ont fait appel à l’armée, chacun espérant qu’elle prenne son parti contre l’autre. Morsi a nommé chef de l’armée le général Abdelfattah El-Sissi qu’il croyait plutôt favorable à ses idées, dans l’espoir de coopter les militaires ; l’opposition a appelé l’armée à se joindre à elle pour renverser le gouvernement de Morsi. Ni l’un ni l’autre n’a estimé qu’il valait mieux se parler afin de faire avancer ses intérêts.
[…] En Tunisie, les forces de sécurité ne constituent pas «un État dans l’État» à l’image de l’armée égyptienne, aussi vaste qu’excessivement privilégiée. Elles ne seront jamais le deus ex machina de la lutte politique. Les dirigeants de la Tunisie persistent à dialoguer en partie parce qu’il n’y a pas d’autre choix possible.
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La vie politique en Tunisie est vraiment moins polarisée que la scène égyptienne […]. Les islamistes y sont certainement moins islamistes. Mohamed Morsi était un fonctionnaire borné, tandis que Rached Ghannouchi est un penseur islamique […]. Ennahdha avait convenu dès le début que la nouvelle Constitution ne ferait pas mention de la charia comme source du droit tunisien et a retiré certains articles sur les droits des femmes et «l’entité sioniste» qui avaient provoqué un tollé.
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Lorsque les forces soi-disant démocratiques utilisent l’armée en tant qu’instrument de lutte politique, ils brandissent en fait une arme contre eux-mêmes. Les partisans de la laïcité en Égypte se sont leurrés en croyant qu’ils avaient fait main basse sur l’armée ; en réalité, c’est l’armée qui a fait main basse sur l’État. Alors que l’Égypte se trouve face à une guerre, en Tunisie ce n’est qu’une guerre des mots.»
Chercheur d’origine palestinienne actuellement basé à Doha, Ibrahim Sharqieh va jusqu’à invoquer un «modèle tunisien» dans Foreign Affairs, bimestriel du Council on Foreign Relations, un des think-tanks les plus influents aux États-Unis :
«L’approche tunisienne s’est distinguée dans deux domaines : la saine gestion de son processus de transition et sa manière de procéder à la fois rationnelle et systématique. Alors que d’autres pays de la région s’efforcent d’établir de nouveaux contrats sociaux, ils feraient bien de garder à l’esprit les leçons de la Tunisie.
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Plusieurs facteurs culturels et religieux ont facilité la transition en Tunisie. Les Tunisiens eux mêmes soulignent souvent que la plupart de leurs compatriotes rejettent le radicalisme et la violence. Certains attribuent cela à la prévalence de l’école malékite modérée, qui a toujours rejeté l’extrémisme. D’autres soulignent l’influence de l’ancien président Bourguiba et de l’héritage culturel de son projet de centralisation et de modernisation. Par ailleurs, la Tunisie ne connaît pas les forts clivages ethniques, tribaux, religieux ou sectaires qui ont tant déchiré d’autres pays.
Mais les facteurs structurels n’expliquent pas entièrement l’évolution de la Tunisie. Parmi les autres éléments importants, on notera la vision du monde d’Ennahdha, très différente de celle des Frères musulmans en Égypte. […] Le leader d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, a résidé à Londres de 1991 à 2011, comme beaucoup d’autres dirigeants du parti. Cette expérience a influé sur la modernisation de la pensée politique d’Ennahdha, la poussant à épouser et à articuler un modèle plus inclusif et plus conciliant. Il est également intéressant de noter le poids relatif des salafistes en Égypte, où ils ont remporté 28% lors des élections parlementaires de 2011 et ont contribué à polariser le débat politique en tirant les Frères musulmans vers la droite.
[…] Étant donné les défis qui sont encore à relever, les Tunisiens semblent n’avoir que peu confiance dans leur transition. […] Mais les Tunisiens sont véritablement un modèle pour les autres États en transition dans le monde arabe. Après tout, ils ne sont pas seulement en train de construire un nouvel ensemble d’institutions étatiques, ils forgent une culture de la responsabilité et de l’État de droit. […] Bien que la Tunisie bénéficie de quelques caractéristiques qui lui sont uniques, d’autres pays arabes devraient chercher à imiter son dialogue national, sa manière de construire des coalitions politiques, et son approche participative en matière de réforme, dont le meilleur exemple est la rédaction de la loi sur la justice transitionnelle. Pour la Tunisie, c’est cette approche, qui consiste à forger de nouvelles institutions de manière mesurée et inclusive et sur la base de règles reconnues par tous, qui permet une large réconciliation et une vraie évolution dans la société tunisienne. Quant au reste du monde arabe, il se peut que la Tunisie lui montre la voie à suivre.
[…] La communauté internationale devrait soutenir financièrement la transition, tout en reconnaissant qu’on n’investit pas seulement dans la Tunisie, mais dans un modèle de transition réussie qui peut s’exporter à l’ensemble de la région arabe.»
Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)