Bourguiba avait tenu à consacrer le 13 août comme journée de la femme et cette décision consacrait la Tunisie comme l’un des pays arabes leaders de son émancipation. Mais cette décision venait célébrer le nouveau Code de la famille que le gouvernement de l’indépendance, dit «gouvernement Bourguiba», avait initié. Ce n’était donc pas une décision politique de façade.
I- Le CSP, une véritable révolution
Dès le 19 avril 1956, Ahmed Mestiri, ministre de la Justice à l’époque, avait commencé à œuvrer afin de réformer la justice tunisienne. Son premier acte fut l’institution de la Haute cour de Justice afin de juger les yousséfistes, puis il avait engagé des réformes substantielles qui touchaient le corps magistral dominé par les conservateurs zeitouniens pour la plupart. Il comptait, à travers ces réformes et comme il le disait explicitement, «… préparer la voie à des négociations futures avec la France dans le domaine judiciaire, sur la base de l’unité de la justice qu’impose l’indépendance et d’administrer la preuve tangible de l’efficience de nos lois pour régler les affaires des nations modernes et civilisées». Le but du nouvel État était de remplacer progressivement les vieux tenants de la justice tunisienne par de jeunes destouriens, fidèles au Parti et formés dans les universités occidentales. Il s’y est attelé du 15 avril à la fin juillet 1956, pour l’annoncer en cet été 1956.
Le 3 août 1956, Ahmed Mestiri a tenu une conférence de presse annonçant l’inéluctable réforme législative et judiciaire dans la justice séculière ainsi que dans la justice religieuse. Le Cheïkh el Islam Mohamed el Aziz Djaït était à l’origine de l’idée de l’élaboration de ce Code depuis 1947. Il a donc fallu attendre l’Indépendance pour que cette conception moderniste trouve sa voie. Bourguiba avait confié ce projet aux magistrats appartenant aux tribunaux religieux et séculiers. Dans les journaux tunisiens paraissant le lendemain du 13 août, on vantait les mérites d’une telle législation faisant rentrer la Tunisie dans la modernité. «Le nouveau Code du statut personnel se signale notamment par la facilité de l’expression, la concision et des innovations nullement contraires à l’esprit de l’Islam et conformes à la vie moderne. C’est ainsi que la femme trouvera des garanties nouvelles à sa dignité et à ses intérêts bien compris…» La polygamie y était abolie, conformément aux vues des savants musulmans s’appuyant sur le Coran : trancher sur la durée de la conception, ne prendre en considération que l’intérêt moral et matériel de l’enfant concernant le droit de garde. Enfin, la femme était tout à fait libre dans ses choix de mariage, l’âge de la majorité fut fixé.
Durant la conférence du 3 août 1956, Ahmed Mestiri avait fourni quelques éclairages concernant ce nouveau code: «aussi bien le gouvernement a-t-il visé, à travers cette réforme, à ouvrir la voie aux extensions de compétence qui doivent dans un proche avenir permettre aux juridictions tunisiennes, unifiées, rénovées et dotées de lois modernes, de supplanter toutes les autres juridictions mixtes ou étrangères et de connaître toutes les affaires, quelle que soit la matière ou la nationalité du justiciable. Cet esprit qui a présidé la promulgation du Code du statut personnel était depuis longtemps attendu par la nation.»
Le travail en profondeur entamé par des juristes sur les détails de ce statut, revu et corrigé à maintes reprises, prit des mois. En effet, entre la date de la déclaration du CSP, le 13 août 1956, et sa publication dans le Journal officiel de la République tunisienne, le 28 décembre 1956, s’écoulèrent quasiment quatre mois de révisions et d’amendements. Le CSP fut donc promulgué le 13 août 1956 sous le sceau de Mohamed Lamine Bey. Notons aussi que ce Code a été définitivement rédigé et ratifié le 21 novembre 1956, il a été signé par le ministre de la Justice Ahmed Mestiri, le Premier ministre, le Président du Conseil (Habib Bourguiba), le Vice-président du Conseil par Délégation, Bahi Ladgham et a paru le 28 décembre 1956 au Journal officiel de la République tunisienne.
Et Mestiri de préciser que «le Code du statut personnel entrera en vigueur le 1er janvier 1957. D’ici là, la législation actuelle restera appliquée. Il convient de noter d’autre part que le nouveau Code du statut personnel s’appliquera uniquement aux Tunisiens musulmans. Quant aux Israélites, ils resteront provisoirement soumis à leurs lois actuelles. Les dispositions du Décret du 12 juillet 1956 régiront les autres citoyens de la Tunisie. Ceux-ci peuvent, cependant, opter, dès à présent, pour la législation nouvelle, dans les formes prévues par le décret portant promulgation du nouveau Code.»
II- Les grandes lignes du Code du statut personnel
Neuf composantes de ce Code traitent de la famille :
1) Livre premier : le mariage. À l’époque la polygamie, le mariage de jeunes filles (parfois âgées de 12 et 13 ans), les mariages entre cousins, la famille nombreuse, le poids insupportable de la dot et l’absence de droit pour la femme divorcée, ainsi que le mariage forcé des filles, étaient des traits qui caractérisaient la société tunisienne. Ce livre, à travers les chapitres sur les fiançailles, le mariage, la dot, les empêchements au mariage, la nullité du mariage, les obligations réciproques des époux et les contestations des époux vient combler un vide juridique et surtout pallier à de nombreuses anomalies qui nuisaient au plus haut point à l’harmonie de la famille.
2) Le Livre second traite du divorce. Désormais le divorce n’est plus prononcé par l’époux par une simple parole, mais devant un tribunal et des justificatifs plausibles et c’est à la Cour de trancher.
3) Le livre trois a trait au délai de viduité et se résume ainsi : une femme devenue divorcée ou veuve et n’étant pas enceinte, doit observer un délai de viduité de trois mois. Pour la femme enceinte, ce délai prend fin après l’accouchement.
4) Le Livre quatre traite toujours des conséquences du divorce et réglemente les obligations de la pension alimentaire.
5) Le Livre cinq institue les conditions de la garde d’enfants issus du divorce.
6) Livre six : la filiation.
7) Livre sept : sont instituées les dispositions relatives à l’enfant trouvé.
8) Livre huit : le disparu.
9) Livre neuf : la succession, les articles concernant cet aspect sont particulièrement étayés et détaillés.
III- Les échos suscités par le CSP en Tunisie et dans le monde
Le CSP avait suscité l’étonnement, voire des critiques acerbes, dans le monde arabe et en Tunisie, chez les zeïtouniens conservateurs. La Tunisie est alors vue comme un pays voulant s’occidentaliser et s’écarter de son identité musulmane. Telle était la conception des religieux dans le monde musulman, où la recherche et le «ijtihad» s’étaient arrêtés depuis des siècles. Dans les pays occidentaux, on donnait l’exemple de la Tunisie, le seul pays à promouvoir une situation humaine de la femme et non émancipatrice.
F.C.