Trois périodiques culturels post-2011 : Akademia, Al Fikriyya et Nachaz

 

Comment prendre le pouls du paysage éditorial de la Tunisie depuis 2011 ? Sur le plan quantitatif, la production locale d’ouvrages, en arabe et en français a augmenté. Elle a fouetté les tirages, garni les librairies, activé séances de signature et de présentation. La profusion du commerce libraire fait l’objet de davantage de billets journalistiques, agrémente des émissions de radio et télévision plus hospitalières. Ces changements positifs se heurtent cependant aux tares de la distribution, aux problèmes de la lecture et aux carences de la parole critique, phénomènes anciens, plus lents à modifier que la production, les tirages, la communication ou la réclame médiatiques.

Périodicités

L’édition rappelle le fonctionnement poussif d’autres secteurs de la culture: l’atomisation des énergies et des supports, le manque de lieux de vie et de rencontre, la faiblesse des synergies collectives. À l’instar du cinéma ou du théâtre qui manquent de salles, d’espaces de débats, de tradition de lecture et de suivi critique, l’édition est prisonnière de règles et pratiques qui font sentir le poids d’années de manque de liberté d’expression, d’entraves bureaucratiques et d’une atonie économique servie par une législation fossile et une technicité endormie.

Cela n’empêche pas les choses de bouger, et pas seulement parce que l’édition électronique est entrée en scène. Ce tournant technologique est en train de bousculer l’esprit, les agents et les règles de la chaîne éditoriale. Au-delà des auteurs, des imprimeurs, des éditeurs et des libraires dont la production est boostée depuis 2011, on peut lire la marche du secteur éditorial tunisien à travers les magazines et les revues, sur papier ou sur le web. La Tunisie est familière de différents genres périodiques depuis l’avènement de l’imprimé au milieu du XIXe siècle. Le journal (quotidien, hebdomadaire ou bi -hebdomadaire), de loin le plus répandu, voisine avec les publications à périodicité lente, les brochures, magazines et revues, à durée plus ou moins régulière et éphémère. Ces formules collégiales, situées entre journaux et ouvrages, servent à expérimenter des idées et à dégager sur la durée des communautés d’opinions. On peut y prendre le temps de vulgariser des théories, de décortiquer des œuvres, de faire dialoguer auteurs et lecteurs, d’illustrer les idées par des poèmes ou images … Beaucoup de signatures passent par le magazine et/ou la revue dont la périodicité, permet d’accueillir des auteurs choisis par l’équipe de rédaction et induit un suivi de la forme comme du contenu des textes qui valorise des talents, déterre des inconnus, relie voix et modes d’expression. Magazine et revue impliquent un registre de lecture différent du journal, en principe attaché aux faits. On dit communément que le lecteur du journal cherche à s’informer alors que celui du magazine ou de la revue a besoin de comprendre, de creuser un point de vue, d’aiguiser son jugement à l’ombre de l’actualité et des questions de fond qu’elle suscite.

Rayon magazines et revues, des nouveaux sont arrivés depuis 2011 dans le champ éditorial tunisien. Akademia, Al Fikriyya et Nachaz sont trois véhicules qui stimulent la circulation au sein de la communauté intellectuelle. Les trois publications agrègent des efforts en vue de concevoir des supports d’écriture périodique selon un tempo qui déplie des analyses, croise des commentaires et connecte des débats. Elles éditent des plumes en arabe et en français, universitaires mais pas seulement et font appel à des signatures extra-nationales. Leurs rubriques et dossiers traitent de philosophie, d’histoire, de littérature, de sociologie, de psychologie, d’art, entrées nécessaires pour lire le présent de façon pluraliste et ouvrir les multiples facettes de sa complexité à la communication entre des interprétations divergentes.

Deux magazines papier, une revue électronique

Les deux premiers titres paraissent sur papier, le troisième est un site électronique. Le premier numéro d’Akademia, mensuel de l’Université de La Manouba a paru en janvier 2012. Ancré dans l’actualité universitaire, ce magazine illustré traite des problèmes concrets des étudiants, des enseignants et des chercheurs ; il interpelle l’administration, les responsables politiques et les citoyens sur les activités, les difficultés de l‘institution, les questions qui touchent à son utilité, sa marche et son environnement. Trente-trois numéros ont été publiés à ce jour (rédacteurs en chef : Moezz Ben Messaoud pour la partie française ; Chokri Mabkhout, partie arabe) dont trois livraisons thématiques Hors série, publiées en arabe au cours des étés 2012, 2013 et 2014. Les sommaires de ces numéros spéciaux (dirigés par Faouzi Mahfoudh) constituent des dossiers récapitulatifs sur l’histoire de l’enseignement en Tunisie, le mouvement estudiantin, les références et les auteurs de la pensée politique tunisienne depuis le XIXe siècle.

Pour que ce capital joue pleinement un rôle interactif -entre l’université de La Manouba et d’autres espaces, en Tunisie et à l’étranger- on souhaite à Akademia de se doubler d’une version électronique.

Al Fikriyya, sous-titré « mensuel indépendant de pensée éclairée » est en réalité à périodicité bi-mensuelle. L’ours de la revue décline une longue liste d’intellectuels, conseillers et universitaires de Sousse, de Sfax et d’ailleurs (rédacteur en chef : Naji Marzouk, 72, Rue de Kairouan 3000 Sfax), agrégeant un pôle d’expression autour des questions culturelles et politiques qui se posent aujourd’hui. La majorité des auteurs s’expriment en arabe mais une place régulière est faite aux textes en langue française. 16 livraisons ont paru jusque là, la 17e est en cours et un appel à contribution a été lancé pour le numéro 18 (novembre-décembre 2014) autour du thème « Sfax, d’une capitale économique à une capitale culturelle ».

Là aussi, il est dommage que cet effort soit privé d’une plate-forme électronique qui augmenterait la visibilité et l’interactivité autour de cette publication.

Nachaz (Dissonances), est une revue d’idées numérique née en 2012 (http://www.nachaz.org/index.php/fr/) autour d’un groupe d’amis et intellectuels ayant animé d’autres revues (comme Cinécrits, une expérience trop brève) ou des blogs individuels. Le passage à cette formule collective et électronique est un appel d’air et un élan prometteur et alléchant pour une vie intellectuelle plus fluide. Le site permet de voyager entre spécialités, langues et domaines d’intérêt. Une place particulière est réservée à la traduction et à la mise en exergue des possibilités offertes par le bilinguisme arabe/français qui caractérise une partie de la production intellectuelle. Beaucoup d’auteurs sont des traducteurs (Fethi Bel Haj Yahya, Hajer Bouden, Hichem Abdessmad….) et l’arborescence des liens proposés à la curiosité des lecteurs incite à une diffusion plus horizontale d’écrits, essais vidéos de débats et conférences.

Après un démarrage en trombe, on note un certain essoufflement. Pourvu que l’impression soit fausse ! Découvrir ces magazines est bon pour se défendre contre la lassitude « post -révolutionnaire » qui habite la production écrite et médiatique. Les lire, permet de se rendre compte des résultats d’une énergie patiente et d’une activité constructive tout au long de ces années agitées. Ces publications donnent en outre à croire à la nécessité politique de doter la scène culturelle de davantage de projets intellectuels collectifs, expériences aussi vitales pour l’avènement de la démocratie que les batailles électorales en cours.

Une naissance récente à saluer au passage : le magazine web Inkyfada dont la qualité des enquêtes offre une bonne raison d’espérer dans les progrès du journalisme et l’appel à une information plus exigeante.

Kmar Bendana

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