Les sociétés humaines conjuguent la mémoire du passé et du présent et l’anticipation du futur. Le message de l’Histoire, depuis le mythe de Sisyphe, c’est que l’univers est absurde. Ce sentiment d’absurdité est naturel dans un univers où l’homme serait détaché de la vérité et de la réalité. Le grand philosophe et politologue français Raymond Aron (1905 – 1983) répétait volontiers que «l’histoire est tragique» en insistant sur l’obligation de lutter contre les tendances et montrer qu’il existe une certaine rationalité mais celle-ci comprend «l’incertain et la flèche du temps». Par contre Napoléon disait que «l’Histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d’accord». Aujourd’hui, signe des temps, personne n’est plus d’accord dessus. Mais n’est-ce-pas ainsi que l’on pourra, un jour, espérer rétablir quelques vérités ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par accepter que la prudence exige de ne pas se décider trop vite sur l’indécis. Surtout que l’Histoire en général n’est pas un long fleuve tranquille. En plus, celle de notre pays est particulièrement tourmentée, faite de passion, de haine, de larmes et de mensonges. La dernière décennie de braise nous renvoie à ses inconséquences, à ses espoirs, à ses déceptions, à ses échecs et irrésolutions. Depuis le 14 janvier 2011, il n’y a eu ni de grandes idées, ni de grandes «conquêtes» spirituelles. Nous sommes dans une petite histoire aux effets pervers ! Autant de mauvaises et regrettables fantasmes et fadaises qui nourrissent l’humeur nationale ! Et sèment, dans une opinion affolée, la nervosité et l’hystérie polémique. Dans sa pièce de théâtre «Un autre Faust» l’écrivain et dramaturge Samir Ayadi (1947 – 2008), pour aborder le fameux chœur «mourons, mourons pour que vive la patrie» il est allé jusqu’à faire comprendre que le patriotisme a pu s’évanouir ! Faut-il pour autant que nous abordions les évènements accumulés pendant cette décennie «révolutionnaire» avec un angélisme incandescent ? Peut-on sortir de l’irrationnel, de l’émotionnel et du sectarisme et faire un bilan réaliste de cette étape ? C’est l’esprit de responsabilité qui fonde la lucidité, et c’est de cette lucidité que nous avons besoin et de rien d’autre. Mais d’un excès l’autre, l’irrationnel conduit toujours le bal. Avec Moncef Marzouki et son livre «l’invention d’une démocratie : les leçons de l’expérience tunisienne» on a eu le prophète neurasthénique sans barbe, avec Beji Caïd Essebsi et son livre – entretien avec Arlette Chabot «Tunisie : la démocratie en terre d’Islam» le vieux râleur, narcissique et profiteur, avec Mohammed Ennaceur et ses mémoires «Deux républiques, une Tunisie» on a le causeur claquemuré dans une impasse fortement émotionnelle dans laquelle il ne peut y avoir que des traîtres et des héros. Accepter de se plonger dans la complexité de ses « archives du cœur « n›est guère contre-productif en période de mensonge. Accepter l›idée qu›on ait pu être mêlé, de près ou de loin, à un acte d›héroïsme, même plus métastable qu›une toile d›araignée, non plus. Trois livres écrits par trois présidents de la République qui se contredisent les uns les autres. Quand on les a terminés jusqu’au dernier trait, on n’est pas sûr que Moncef Marzouki, Beji Caïd Essebsi et Mohamed Ennaceur nous parlent tous du même pays. On peut parler d’une simple guerre « donquichottienne «, où l’on tire des mots au lieu de balles et dont le plaisir de tirer l’emporte grandement sur l’utilité de viser juste. Personnellement je suis de ceux qui sont intimement convaincus qu’il faut considérer les mots comme des armes concrètes, chaque mensonge, comme un acte de violence et d’agression. C’est quand on veut démontrer qu’on a toujours eu un rapport particulier avec cette « révolution kidnappée « que l’on cesse de la crédibiliser. Sachant que, plus il y a de mensonge et d’émotion dans ces livres, plus largement ils circuleront. Mais il ne faut jamais croire que, derrière ce spectacle dérisoire où la nuance, la mesure, l’équilibre sont devenus des mots obscènes, la crédibilité de ces trois présidents demeure intacte, bien au contraire celle-ci est désormais l’objet d’un grand désarroi !
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