L’année 2025 marque un tournant décisif pour la Tunisie, notamment dans le domaine technologique. Alors que certaines stratégies majeures, comme la stratégie numérique 2021-2025, la stratégie nationale de cybersécurité 2020-2025 ou le plan national stratégique de l’enseignement supérieur 2015-2025, arrivent à leur terme, le pays se trouve à un moment clé pour dresser un bilan et tirer des enseignements. Parallèlement, la nécessité d’élaborer et de mettre en œuvre de nouvelles orientations plus ambitieuses se fait pressante. Dans le monde de la technologie, le train de l’innovation avance à une vitesse fulgurante et ceux qui hésitent à y monter risquent de rester définitivement en gare.
Par Dr Sami Ayari*
Alors que la compétitivité mondiale s’intensifie, l’année 2025 doit marquer une accélération décisive et un engagement ferme pour positionner la Tunisie sur une trajectoire durable de leadership technologique régional. Les décisions prises aujourd’hui façonneront non seulement le paysage technologique, mais aussi l’avenir économique et social du pays pour les décennies à venir. Il est impératif que les différentes fonctions législative, exécutive et judiciaire agissent avec une coordination et une rapidité exemplaires. Par ailleurs, la Tunisie doit mobiliser toutes ses ressources compétentes, en incluant particulièrement ses résidents à l’étranger, afin de capitaliser sur leurs expériences et renforcer l’effort national.
La genèse de ces stratégies
Tout au long de l’année 2024, nous avons analysé et détaillé ces stratégies clés, en mettant en lumière leurs enjeux, leurs objectifs et leur impact potentiel, principalement dans les pages de ce magazine. Nous avons offert à nos lecteurs une perspective approfondie sur les évolutions majeures et les défis à relever, tout en suivant de près les initiatives stratégiques qui façonnent l’avenir du pays.
La stratégie numérique 2021-2025 de la Tunisie se voulait un projet ambitieux, conçu pour transformer le paysage numérique national et positionner le pays en tant que leader régional dans le domaine de l’IT. Cependant, les résultats montrent que cet objectif reste encore hors de portée.
Elle se déclinait autour des axes suivants : l’inclusion numérique et financière, faire de la Tunisie «une terre du numérique et de l’innovation », digitaliser l’administration, généraliser l’usage des technologies émergentes (IA, …), préparer aux nouveaux métiers du numérique, notamment par la formation, et mettre en place une stratégie nationale de cybersécurité.
Justement, la stratégie nationale de cybersécurité 2020-2025 avait pour objectif de protéger et de développer le cyberespace national en renforçant les capacités nationales et en garantissant la confiance numérique, tout en interagissant avec un certain nombre de stratégies sectorielles et privées.
Également, la Tunisie a adopté un plan stratégique de réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique pour la période 2015-2025. Ce plan s’articule autour de cinq objectifs généraux majeurs : améliorer la qualité de la formation universitaire et l’employabilité des diplômés, promouvoir la recherche et l’innovation, promouvoir la bonne gouvernance, etc.
« Les bilans ne servent pas à juger, mais à apprendre pour mieux avancer1 »
Le bilan de ces stratégies s’impose naturellement. Il ne se limite pas à une simple analyse rétrospective, mais représente également une opportunité précieuse pour impulser une dynamique d’amélioration continue, dans un secteur public soucieux de responsabilité. Effectuer des bilans réguliers des stratégies adoptées dépasse largement le cadre d’une simple formalité administrative.
La transparence dans la gouvernance publique est cruciale pour garantir une gestion rigoureuse, optimale et efficace des ressources, en particulier lorsqu’il s’agit de fonds publics issus des contributions des citoyens. Les bilans jouent un rôle fondamental en démontrant que l’argent des contribuables est investi de manière responsable pour répondre aux priorités nationales et aux aspirations de la population. En adoptant cette démarche, la Tunisie peut non seulement renforcer la confiance de ses citoyens, mais aussi améliorer ses politiques publiques et progresser vers un développement économique et social durable.
Se réinventer par la technologie : les chantiers incontournables de 2025
L’année 2025 constitue une étape cruciale pour la Tunisie, marquée par la fin de plusieurs stratégies nationales majeures. Ce moment charnière impose un bilan exhaustif des réalisations passées et appelle à des décisions stratégiques ambitieuses pour propulser le pays vers une nouvelle ère technologique.
Accélérer la transformation numérique et élaborer une nouvelle stratégie numérique 2026-2030
La transformation numérique de l’administration reste un chantier prioritaire. Simplifier les procédures administratives grâce à la digitalisation permettra d’améliorer l’expérience des citoyens et des entreprises, tout en augmentant l’efficacité des services publics. La création de plateformes numériques unifiées, accessibles et interopérables doit être accélérée.
D’ailleurs, lors du conseil ministériel du 30 novembre 2024, consacré au dossier de la simplification et de la digitalisation des procédures administratives, le Chef du gouvernement, Kamel Madouri, a souligné l’importance d’instaurer une gouvernance centralisée pour les projets numériques sectoriels, afin de garantir une coordination efficace et une vision unifiée. Parmi les priorités identifiées figurent la modernisation de l’état civil, la numérisation des services douaniers, ainsi que l’amélioration des prestations liées à l’assurance maladie et aux services municipaux.
Plusieurs mesures stratégiques ont été validées pour accélérer la transformation numérique et moderniser les services publics en Tunisie. Parmi celles-ci, figurent la modernisation de la signature électronique et une réduction progressive du recours à la certification conforme. Un portail administratif unifié sera également lancé, regroupant tous les services administratifs en ligne pour offrir une interface unique et simplifiée aux citoyens. Par ailleurs, la digitalisation des paiements est prévue à travers le déploiement de solutions de paiement électronique et la numérisation des documents à usage interne. Enfin, les services consulaires seront étendus grâce à l’intégration d’une plateforme numérique qui leur est dédiée, permettant aux Tunisiens résidant à l’étranger d’accéder à davantage de services en ligne.
La santé numérique demeure un grand absent des mesures stratégiques actuelles. Si une stratégie nationale de santé numérique existe, il est impératif d’accélérer sa mise en œuvre tout en assurant une communication transparente et efficace à son sujet. En revanche, si aucune stratégie n’a encore été définie, il devient urgent d’en élaborer une. La santé, après tout, ne peut attendre.
Il est profondément regrettable d’entendre encore des récits de patients dans des hôpitaux ne trouvant personne pour interpréter des radiographies, alors que la Tunisie forme chaque année un millier de médecins diplômés. La coopération internationale, notamment avec la Chine, ne peut être une solution durable aux déserts médicaux qui persistent dans plusieurs régions du pays.
Il est temps pour le Conseil de l’Ordre des médecins de revoir ses positions et de s’affranchir des pratiques héritées du passé. La lutte contre l’exode massif des médecins et des ingénieurs, exacerbé par des pratiques opportunistes orchestrées par des pays tels que l’Allemagne, la France et les pays du Golfe, qui profitent de la situation de notre pays, doit devenir une priorité nationale.
Avec ces mesures, nous sommes sur la bonne voie, mais il est essentiel d’accorder une attention particulière à leur mise en œuvre, en intégrant des principes fondamentaux tels que la résilience, la performance, la grande disponibilité et la sécurité des architectures informatiques. Une infrastructure numérique efficace doit être conçue pour résister aux interruptions imprévues, assurer une continuité opérationnelle ininterrompue et protéger les données sensibles face aux menaces croissantes.
La mise en place de systèmes robustes est indispensable. Cela inclut l’adoption de mécanismes avancés de sauvegarde, la mise en œuvre de plans de reprise après sinistre, ainsi que l’établissement de protocoles de cybersécurité renforcés. Ces mesures seront déterminantes pour garantir la fiabilité des services numériques tout en renforçant la confiance des utilisateurs et des partenaires. Une transformation technologique réussie repose sur une infrastructure capable de soutenir le développement durable et de répondre aux défis actuels et futurs.
La 5G représente une opportunité unique pour la Tunisie, notamment en matière d’inclusion numérique (voir l’article sur la 5G). Cependant, son déploiement, bien que nécessitant des investissements conséquents dans les infrastructures, doit être conçu de manière à rester accessible et inclusif, afin d’éviter d’aggraver les inégalités d’accès.
En outre, la 5G pourrait révolutionner des secteurs stratégiques tels que la santé, l’éducation, l’agriculture et l’industrie. Par exemple, le développement de réseaux privés sécurisés dans les zones industrielles et technologiques pourrait accélérer l’adoption de solutions innovantes comme l’IoT et l’automatisation. En misant sur une implémentation équitable et progressive de cette technologie, la Tunisie pourrait moderniser son économie.
L’intelligence artificielle (IA) représente une autre opportunité majeure pour la Tunisie, en renforçant l’écosystème numérique et en exploitant les données qui se multiplieront avec le déploiement de la 5G. Cependant, une stratégie nationale de l’IA, attendue avec urgence, est essentielle. Elle doit définir des priorités claires, des objectifs et des mécanismes de financement. Son adoption et sa mise en œuvre rigoureuse permettront d’améliorer l’écosystème, retenir nos talents et accroître l’attractivité du pays sur la scène internationale.
Instaurer une stratégie nationale de cybersécurité robuste
Avec l’intensification des cybermenaces, tant internes qu’externes, une nouvelle stratégie nationale de cybersécurité ambitieuse, intégrant la dimension géopolitique et les menaces terroristes, s’avère indispensable pour la période 2026-2030. Cette stratégie doit accompagner la transformation digitale de l’État, le déploiement de la 5G, ainsi que l’intégration des technologies émergentes dans les différents secteurs. Elle doit également s’aligner sur les normes internationales de cybersécurité afin d’assurer une résilience optimale face aux menaces croissantes.
Cette stratégie doit renforcer la mission et les moyens de l’ANCS dans la surveillance des cybermenaces, ainsi que dans l’amélioration des capacités de détection et de réponse aux attaques. Elle doit également mettre l’accent sur la sensibilisation des institutions publiques et des entreprises privées à l’importance de la cybersécurité.
Protéger les infrastructures critiques est une priorité absolue, cela inclut l’évaluation régulière des vulnérabilités des infrastructures stratégiques, telles que celles de l’énergie, des télécommunications et des systèmes bancaires, avec un rôle renforcé de la Banque centrale dans l’audit de cybersécurité pour ces derniers. L’objectif est de détecter et de corriger les failles de sécurité avant qu’elles ne soient exploitées, avec des pénalités dissuasives en cas de manquement.
Enfin, pour répondre à la demande croissante en matière de cybersécurité, il est crucial de former des experts dans ce domaine. La création de programmes spécialisés en cybersécurité au sein des universités, ainsi que de formations certifiantes pour les professionnels, permettra de constituer une main-d’œuvre qualifiée et prête à faire face aux défis de plus en plus complexes posés par la cybersécurité.
Ces actions combinées doivent être réalisées avec la création d’un incubateur de startups spécialisé en cybersécurité et cyberdéfense à Bizerte, Nabeul ou bien Zaghouan.
Stimuler l’innovation et l’entrepreneuriat technologique et renforcer l’écosystème R&D
Les initiatives telles que Smart Tunisia doivent être repensées et améliorées pour attirer davantage d’investissements étrangers dans le secteur technologique, car les résultats restent encore très limités.
À ce jour, aucune entreprise majeure des groupes GAMMA, BATX ou autres n’a choisi de s’implanter en Tunisie !
Un cadre fiscal et réglementaire attractif pourrait-il constituer un levier stratégique pour encourager l’installation d’entreprises internationales, ou est-il nécessaire d’intervenir sur le plan politique ?
Il est également essentiel de développer de nouvelles zones d’innovation ou de renforcer celles existantes. Par exemple, les pôles technologiques de Sfax et de Tunis pourraient être modernisés afin d’attirer des projets de grande envergure. De plus, la création de zones d’innovation axées sur la GreenTech, dans des régions comme Gabès et Gafsa, offrirait l’opportunité de concevoir des solutions durables pour des problématiques environnementales, telles que la pollution.
Parallèlement, il est important de stimuler la collaboration entre universités, startups et grandes entreprises, afin de transformer les idées innovantes en solutions concrètes, tout en offrant des incitations fiscales pour encourager l’investissement privé dans la R&D.
En effet, le Start-up Act, lancé en 2018, visait à dynamiser l’écosystème entrepreneurial et d’innovation tunisien en offrant un cadre favorable à la création et au développement des startups. Ce dispositif a introduit des avantages fiscaux pour les startups et leurs investisseurs, dans le but de stimuler les investissements, qu’ils soient locaux ou étrangers.
Le dispositif a généré des résultats intéressants et prometteurs lors des premières années, avec une augmentation notable du nombre de startups et d’initiatives, une diversification des activités et un impact positif sur l’écosystème entrepreneurial. Cependant, plusieurs dérives ont émergé avec le temps: une opacité dans le processus de labellisation, des pratiques financières douteuses, des montages fiscaux complexes, ainsi qu’une ruée spectaculaire vers la création d’incubateurs et de bailleurs de fonds, dont certains présentent un caractère suspect.
Par ailleurs, l’absence complète d’indicateurs de performance fiables a exacerbé les problèmes, tandis que certaines startups se sont révélées peu alignées sur les besoins réels du secteur numérique en Tunisie. Cette inadéquation s’est reflétée dans les classements internationaux, où les indices des startups tunisiennes ont régressé de manière continue depuis cinq ans, malgré une augmentation fulgurante du nombre d’incubateurs. Ce contraste saisissant met en lumière la nécessité de réformes profondes pour redresser la trajectoire et renforcer la crédibilité de l’écosystème. Cela appelle à un Start-up Act 2.0, visant à combler ces défaillances et à repenser le modèle de soutien aux startups.
Un dispositif facilitant la collaboration avec des incubateurs internationaux pourrait être une solution parmi d’autres, en offrant des programmes d’accélération aux startups tunisiennes. Cela permettrait non seulement de renforcer les compétences locales, mais aussi de faciliter l’accès aux marchés internationaux et d’attirer des financements extérieurs dans un modèle win-win.
Les actions prioritaires et les nouvelles stratégies technologiques pour 2025 doivent reposer sur une approche holistique intégrant innovation, formation, cybersécurité et développement économique. En tirant parti des enseignements des stratégies passées et en mobilisant les ressources nécessaires, il est essentiel de rappeler que la stratégie désigne un plan global visant à atteindre un objectif défini, tandis que la tactique représente l’ensemble des actions concrètes mises en œuvre pour réaliser cet objectif.
Ce dualisme entre stratégie et tactique est fondamental pour guider la Tunisie vers un avenir technologique solide et durable.
« La stratégie sans tactique est le chemin le plus lent vers la victoire. La tactique sans stratégie est le bruit avant la défaite » (Sun Tzu, L’Art de la guerre).
*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia Cy berShield,
Cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society
1Simon Sinek, auteur, conférencier renommé, spécialisé dans les domaines du leadership, de la motivation et du développement organisationnel