Le pianiste américain Kimball Gallagher a choisi la Tunisie pour lancer son projet « Tunisia 88 ». Il compte voyager à travers le pays pour organiser des concerts de musique classique dans les écoles et les lycées, notamment dans les régions intérieures. En compagnie du talentueux jeune compositeur et pianiste tunisien Souhayl Guesmi, Kimball part à la rencontre des enfants et adolescents pour les inspirer et relancer la culture dans les quatre coins de la Tunisie.
Dans cette interview, Kimball Gallagher nous parle de son projet en Tunisie, de ses ambitions et de l’impact qu’il cherche à laisser en organisant ces concerts et en créant des clubs de musique dans nos écoles.
Pour commencer, votre nom est assez original.
Mon nom est inspiré du héro de « Kim » (Kimball O’hara), un livre écrit par l’écrivain britannique Rudyard Kipling. Dans ce livre, Kimball est appelé Ki mais aussi surnommé « l’ami de tout le monde ». Au début, je n’y avais pas beaucoup songé, mais après j’ai commencé à voyager partout dans le monde au cours des 3 ou 4 dernières.
Vous avez fait vos études dans l’une des écoles artistiques les plus prestigieuses au monde.
J’ai été élevé en tant que pianiste. J’ai fréquenté plusieurs écoles de musique comme Juilliard, pour mon master, en suivant une formation typique de pianiste. Toutefois on ne nous enseignait pas l’esprit d’entreprise, de business ou encore la création de partenariat. Donc j’ai lancé un projet intitulé « The 88 concert tour ».
Quelle est l’idée derrière votre projet ?
88 c’est le nombre de touches sur le piano. L’idée originale du « The 88 concert tour » était d’organiser des concerts dans des maisons privées. Vous savez, la musique classique occidentale, était essentiellement jouée dans les maisons et elle n’était pas exclusive aux riches. Le piano était la radio, la télévision et l’internet que nous utilisons aujourd’hui. Donc, tout le monde jouait au piano. A mon tour, j’ai voulu voir si c’est encore possible de nos jours, en premier lieu aux Etats-Unis, et si un musicien pouvait vraiment être payé pour ça.
C’est ainsi que j’ai eu l’idée d’organiser de tels concerts. le concept derrière cette idée est de personnaliser ce concert. Ce qui veut dire que je ne suis pas seulement l’artiste qui est juste là pour jouer au piano. Je parle au propriétaire de la maison, je lui demande quel genre de musique il préfère par exemple. Parfois je prends le prénom d’une personne et je le transforme en notes de musique. J’utilise ensuite ces notes pour composer un morceau.
Et si vous nous parliez un peu du début de cette aventure?
J’ai commencé à jouer dans ces concerts privés puis j’ai commencé à recevoir plusieurs offres. Une de ces offres était assez inhabituelle. J’ai reçu une invitation pour l’Afghanistan en 2009. J’y suis donc allé pour travailler dans une école de musique. Et, comme vous le savez, la musique était complètement bannie de l’Afghanistan sous le régime des Talibans. Mais j’étais agréablement surpris par l’impact de la musique sur les élèves. En dépit des conditions très difficiles, ils ont fourni beaucoup d’efforts pour que cette école de musique puisse voir le jour. Il y avait aussi cet enfant pianiste appelé Elham, qui m’a demandé des cours de composition. Nous avons alors utilisé son prénom pour les notes de musique et c’est lui qui a écrit le morceau. Il avait 13 ans. Je pensais que la composition allait lui prendre une à deux semaines et que j’allais l’aider pendant toutes les étapes du processus. Mais il est revenu le lendemain en ayant tout fini et je lui ai promis de jouer son morceau à travers le monde. Et un jour, en jouant dans un concert à Dubaï, une femme est venue me voir et m’a demandé si elle pouvait aider Elham. Elle lui a finalement acheté un piano et le lui a envoyé en Afganistan. Elham a joué sur ce piano pendant 3 ans et maintenant il a déménagé à New York pour étudier la musique. Grâce à cette histoire, j’ai voulu toujours inclure une oeuvre sociale dans ma musique et j’ai voulu faire de mon projet un projet international et le mettre en oeuvre dans tous les continents.
Pourquoi avoir choisi la Tunisie en ce moment bien précis ?
Je viens en Tunisie depuis près de 10 ans. Je l’ai d’ailleurs visitée 17 fois. Je suis venu en premier lieu en 2007 suite à l’invitation d’une organisation américaine pour participer à un camp de musique où j’ai enseigné la musique à des enfants pendant 4 ans. Ensuite j’ai eu l’occasion de rencontrer Kamel Lazzar, et à travers lui, j’ai connu beaucoup de tunisiens comme Jalloul ayad. J’ai joué devant plusieurs représentants du gouvernement avant les élections de 2011. Le fait d’avoir rencontré ces deux personnes m’a permis de m’ouvrir à tout un autre monde. Ainsi, à travers les années, j’ai rencontré tellement d’élèves talentueux et connu tellement de familles tunisiennes. Et ce qui est remarquable chez les tunisiens, c’est qu’ils sont chaleureux. Ce qui n’est pas vrai partout. D’ailleurs quand je viens en Tunisie, je ne reste jamais à l’hôtel.
Pourquoi la Tunisie ? Parce que je connais très très bien le pays et je pense réussir à avoir un impact culturel unique. Dans la même période j’ai fait la connaissance de Radhi Meddeb. Maintenant son association, Action et Développement Solidaire (ADS) est le partenaire tunisien principal pour le projet Tunisie 88.C’était Radhi qui m’avait parlé de la notion d’inclusion et c’est pourquoi Tunisie88 ira dans tous les gouvernorats en Tunisie.
Étiez-vous hésitant à venir en Tunisie après les attentats terroristes ?
En un seul mot : Non. Le terrorisme est partout dans le monde maintenant. Il y a plus de possibilités de mourir dans un accident de voiture que dans une attaque terroriste.
Est-ce que vous pensez que la musique pourrait représenter une arme pour lutter contre le terrorisme ?
Oui. Dans ce projet nous avons cinq « croyances » (beliefs) dont la citoyenneté mondiale. Nous croyons que La musique cultive le respect des différences. La musique est une langue internationale à travers laquelle le monde peut s’unir. Nous devons donc faire quelque chose, être actif.
Quelle est votre stratégie pour organiser ces concerts de musique classique dans les écoles tunisiennes?
Le réseau s’est formé grâce aux élèves que je connais depuis des années. Il faut commencer par avoir des partenaires dans une région bien donnée, une personne qui connait vraiment la ville. Par exemple il y a une famille à Gafsa et une autre à Jendouba qui connaissent bien ces deux régions.
Vous aviez un concert à Jendouba dernièrement.
Oui, et c’est une institutrice qui nous a aidés. Elle connait beaucoup de directeurs d’autres écoles à Jendouba. D’ailleurs c’est Hanan Rahoui, la mère de Souhayl Guesmi, le pianiste tunisien avec lequel j’ai lancé ce projet. Ses parents ont fait un excellent travail, et nous avons été mis en contact avec 6 directeurs d’écoles et c’était super bien organisé.
Comment vous choisissez les écoles ?
On doit en premier lieu avoir l’accord du directeur de l’école et on tenait à commencer par ces régions défavorisées. Notre plan est d’organiser trois concerts dans chaque gouvernorat. Nous n’allons pas exclure telle ou telle ville juste parce qu’elle n’est pas défavorisée. Si on va organiser quelque chose à Tunis par exemple, nous n’allons pas choisir l’école la plus riche, vous savez. Par exemple à Gafsa, c’est Nessrine M’barek, qui est élève au lycée pilote du gouvernorat que je connais depuis des années au stage d’été, et nous continuons à travailler ensemble dans le but d’organiser plus d’événements à Gafsa. Elle a pris l’initiative d’organiser un concert dans son lycée. Mais ce dernier n’a pas de club de musique. Donc nous avons pensé à y créer un club, et c’est devenu tout un projet, où il y a des présentations powerpoint, des questions-réponses, des activités volontaires, en plus des performances. Nous rencontrons par la suite des gens intéressés par la création de clubs de musique et nous essayons de les aider.
Comment trouvez-vous le fait de jouer pour ces enfants et adolescents ?
J’ai joué pour différents types de public mais j’aime jouer du piano pour les enfants. Vous devez juste savoir comment attirer leur attention. C’est génial, j’aime beaucoup.
Avez-vous une idée sur la musique tunisienne ?
Oui, j’essaie également de soutenir des compositeurs tunisiens. Nous voudrions intégrer de plus en plus d’artistes tunisiens dans notre projet, parce que moi j’ai un background musical occidental et le fait de mélanger les deux types et d’inclure des éléments tunisiens serait vraiment intéressant.
Quels sont vos prochains événements ?
Les concerts des écoles sont notre objectif principal. Mais nous avons également des événements spéciaux et privés et des événements publics, pourquoi pas, au théâtre municipal.
Vous avez d’autres plans en Tunisie.
L’objectif est d’organiser 88 concerts, et nous en avons fait jusque là 4. L’année prochaine, nous comptons organiser à peu près 20 concerts dont nous devons obtenir, en premier lieu, le financement. Ainsi, notre prochain rendez-vous sera au mois d’octobre. Nous n’avons pas encore choisi l’école à visiter mais ça sera probablement à Jendouba et Gafsa, parce que nous connaissons beaucoup de gens là-bas. Mais nous allons essayer de trouver des écoles à Tunis parce que jouer à la capitale est important pour amener les gens à voir ce qu’on fait.
Quel est le message que vous cherchez à faire passer au monde à travers votre musique ?
Ce qui est vraiment important c’est la notion de citoyenneté mondiale, de musique et de paix.
A noter que le projet reprend en octobre 2016. D’autres concerts seront organisés au fur et à mesure dans des écoles tunisiennes.