La Tunisie est-elle devenue ingouvernable ?

La Tunisie, qu’un ex-premier ministre français a cru bon vouloir nous rappeler qu’elle est en train de dériver, est-elle devenue ingouvernable ?  La succession d’événements qui ont pris parfois un caractère grave, de mauvaises nouvelles et l’impuissance manifeste des pouvoirs publics à  présenter des réponses, des solutions et des pistes de sortie à des crises récurrentes, commencent à interloquer les Tunisiens et à susciter inquiétude et scepticisme. Même si ce sentiment a été,  ces dernières années diffus, le blocage du processus démocratique, la recrudescence des difficultés économiques et monétaires et l’exacerbation de la crise sociale sont aujourd’hui à l’origine d’un profond désenchantement et parfois même de sérieuses craintes quant à l’avenir de la jeune démocratie.
Le dérapage continu qu’observe le pays  sur tous les fronts, l’absence d’une vision et d’une perspective d’avenir, l’impossibilité manifeste de parvenir à un compromis  autour de toutes les réformes à entreprendre, du modèle de développement à promouvoir et du modèle de société  dans lequel les Tunisiens pourraient se reconnaître, poussent de plus en plus à dire que la Tunisie est devenue ingouvernable.
Il faut avouer que la faute n’incombe pas uniquement aux gouvernements successifs dont la gestion des affaires du pays a été souvent calamiteuse, faute de programmes cohérents, de vision, de compétences et de soutiens effectifs. Le résultat de l’affaiblissement extrême de l’Etat  est actuellement palpable à tous les niveaux et les échelons. Il n’y a,  à proprement parler,  aucun secteur qui marche. Outre une Administration,  encore et toujours bloquante et tatillonne à volonté, le pays est malade de ses systèmes d’éducation, d’enseignement, de santé, de ses entreprises publiques qui croulent sous des déficits abyssaux et des mouvements revendicatifs sauvages, de ses organisations nationales qui sont devenues le centre du pouvoir et de sa classe politique immature.
Un pays qui est devenu ingouvernable, parce que le sentiment de défiance du pouvoir s’est généralisé,  gagnant toutes les sphères  de la société, prenant  l’Etat dans  les tenailles d’un engrenage  qui l’a rendu incapable d’assumer ses missions essentielles. Un Etat incapable de garantir les libertés, de faire prévaloir le droit et d’appliquer la loi. Un Etat qui n’a pas réussi à mettre le pays sur la bonne trajectoire, parce que son mode de gouvernance présente des fissures, devenues béantes au fil du temps, et qu’il a tourné le dos aux critères de compétence en favorisant l’appartenance et l’esprit du clan. L’extrême fragilité de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 trouve sa source dans la velléité des partis,  qui ont été propulsés au pouvoir par la voie démocratique, à accaparer le pouvoir et à partager le gâteau, non à assumer une mission ou à servir.
Un pays ingouvernable parce qu’on a longtemps éludé  que les solutions ne viennent pas seulement d’en haut,  mais qu’elles se négocient sans être forcément une résultante d’âpres batailles  ou de bras de fer continus.
A l’évidence, le  grand paradoxe que nous vivons actuellement  provient de l’absence de conscience de la gravité des problèmes qu’affronte le  pays et de la fuite en avant des acteurs politiques et sociaux qui essaient de combler leur décalage et parfois  même leur dogmatisme, par un discours éculé, d’un autre âge.
Un pays ingouvernable, enfin, parce qu’il vit une grave crise de confiance qui concerne à la fois   l’Etat et ses institutions poussant  les différents acteurs à poursuivre la destruction  de ce qui reste de l’Etat dans une nonchalance assassine.
Résultat : chacun cherche, à sa manière et selon les motivations qui l’animent,  à achever l’enfant malade Tunisie sans se soucier du chaos qui nous guette ou  que nous sommes en train de provoquer dans une inconscience affligeante.
Dès lors, le pourrissement de la situation dans le bassin minier de Gafsa, les événements peu glorieux qui se sont déroulés dans le tribunal de première instance de Ben Arous, la décision  surréaliste  prise par l’IVD de prolonger son mandat d’un an, entrent dans la normalité des choses, ne soulèvent plus des vagues et ne provoquent plus d’électrochoc dans la société. Ils sont traités et perçus dans un corps devenu presque inanimé,  comme de simples faits divers.
En attendant, faute de pilotage, de conscience partagée et de  volonté sincère de privilégier  le compromis,  le pays,  tel un bateau ivre , risque à tout moment de couler sous le flot incontrôlable des revendications souvent sauvages, du retour du tribalisme et des dissensions qui divisent la  classe politique, les organisations de la  sociétés civile et  même les citoyens.

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