Tunisie et IA : “Adapter les textes de loi existants à l’évolution technologique  !”

Par Souhir Lahiani*

Par Souhir Lahiani*

En l’absence d’un cadre juridique vigoureux, l’intégration croissante de l’intelligence artificielle pourrait conduire à un état de désordre et d’instabilité. Un environnement sans régulation adéquate exposerait les systèmes d’IA à des abus, à des décisions potentiellement déformées et à des conséquences imprévisibles. Un cadre juridique solide est essentiel pour encadrer et réglementer les utilisations et les implications éthiques de l’IA, garantissant ainsi la protection des droits, la transparence des processus et la responsabilisation des acteurs impliqués dans son développement et son déploiement.
Les technologies de l’intelligence artificielle suscitent un questionnement juridique sur leur statut juridique et leur responsabilité civile au cas où ils engendreraient un dommage. Avis de Soulef Frikha, maître-assistant en droit du travail et en investissement à l’école nationale d’électronique et des télécommunications de Sfax (ENET’Com).

Un bon exemple à suivre : un livre blanc de l’intelligence artificielle en Algérie
L’Algérie, un pays qui fut à la pointe de la recherche mathématique et informatique, a développé une stratégie nationale de l’intelligence artificielle 2020-2030, une stratégie, rappelant qu’elle est la somme du travail de 150 spécialistes algériens en intelligence artificielle résidant en Algérie et à l’étranger. Un travail d’équipe mené par les meilleures compétences algériennes en la matière qui a permis l’élaboration du «livre blanc de l’intelligence artificielle» renfermant le plan et les principaux axes de cette stratégie ainsi que les modalités de son application.
Dans ce contexte, Soulef Frikha a participé à un Colloque international organisé par l’université El Ouadi en Algérie, intitulé «L’IA : évolutions et perspectives».  Elle a été présidente du jury d’un workshop sur l’investissement et l’IA. « C’était une expérience formidable et je suis impressionnée par leurs efforts dans le développement de l’écosystème des IA dans la recherche scientifique ainsi que dans plusieurs autres domaines. J’espère que notre université suivra leur exemple », précise-t-elle.
Il y a eu une interaction fructueuse entre les domaines d’expertises dans les deux pays voisins. Les participants ont abordé l’innovation en lien avec les technologies de l’IA, ainsi que l’innovation basée sur l’idée. Le colloque a été l’occasion de souligner l’importance de protéger l’innovation, en faisant la distinction entre l’invention et l’innovation : la protection doit être accordée à l’innovation, qui est une invention répondant à un besoin du marché. Il est essentiel d’avoir un projet concret qui intègre des éléments clés de réussite tels que la technologie et la façon d’exploiter cette technologie pour créer un projet novateur.
Il est à noter qu’en juin 2023, l’Algérie a mis en place « le Conseil scientifique de l’intelligence artificielle », un organe consultatif à caractère scientifique placé sous la tutelle du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, et celui de la Connaissance, des Start-up et des Micro-entreprises. Ce Conseil a pour rôle le développement de l’écosystème de l’intelligence artificielle, notamment à travers l’actualisation des programmes de formation et l’élargissement de ses champs d’utilisation.
Soulef Frikha a présenté l’expérience tunisienne, lors de son intervention intitulée « L’innovation en tant que levier de croissance pour les startups en Tunisie ». L’objectif était de comparer les pratiques en Tunisie avec celles du droit algérien, afin de déterminer s’il est nécessaire de s’adapter à cette législation ou s’il existe des leçons à en tirer.

 L’intelligence artificielle peut-elle remplacer l’être humain ?
Pour Soulef Frikha, l’intelligence artificielle (IA) émule la créativité, mais suscite la crainte de perdre nos émotions et de sortir du domaine de la créativité humaine. Se pose alors la question : l’IA peut-elle remplacer l’être humain ? Dans certaines disciplines, oui. Par exemple, l’humain ne peut rivaliser avec la vitesse de travail des outils IA, tels que ChatGPT, fournissant une multitude d’informations en un clic : tableaux, images, poèmes, etc.
Cependant, ce progrès comporte des risques. Le plagiat, la divulgation d’informations personnelles et la propagation de fausses informations via l’IA (design, images, sons, voix, etc.) sont des préoccupations.
En tant qu’enseignant, faut-il intégrer les technologies IA dans l’enseignement ? En poursuivant le développement de l’IA dans l’éducation, nous pouvons favoriser un apprentissage plus efficace et inclusif pour tous les élèves, tout en transformant les méthodes d’apprentissage traditionnelles.
Comment vérifier l’originalité du travail d’un étudiant ? Il est crucial de sensibiliser les étudiants à l’éthique et à l’importance de produire un travail original. L’encouragement à la pensée critique, à la créativité et à la recherche authentique reste primordial dans l’enseignement, indépendamment des outils technologiques utilisés.

Comment encadrer les technologies IA au niveau tunisien pour éviter la violence numérique ?
L’IA présente des avantages indéniables mais aussi des inconvénients majeurs. Concilier ces impératifs contradictoires est crucial, car ignorer cette évolution rapide serait être dépassé. Cependant, cette évolution rapide crée des disparités de connaissances. Les lois protègent les victimes d’infractions numériques, mais l’ignorance des lois expose tout individu à des sanctions. Dois-je être considéré comme ignorant si je ne maîtrise pas les nouvelles technologies de l’IA ? La loi sanctionne, ignorant ou non.
Ce qui manque, c’est une information claire et officielle. Il est essentiel d’encourager une culture de l’information et du partage des connaissances sur l’IA, tout en reconnaissant ses avantages et inconvénients.
La préservation des données, quel que soit l’âge, est un défi : les mineurs utilisant également ces applications. Les parents doivent protéger leurs enfants conscientisés aux risques numériques. Mais actuellement, il manque des outils pour une protection efficace, comme les fausses informations sur l’âge des enfants sur les réseaux sociaux.
La loi sur les données personnelles de 2004 protège contre les infractions liées aux nouvelles technologies, mais elle doit être actualisée pour répondre aux évolutions rapides.

 Technologies IA et Start-up en Tunisie
Je remarque l’importance cruciale de l’intelligence artificielle (IA), surtout dans le monde des affaires et de l’innovation. Selon la définition d’innovation du manuel d’Oslo, l’innovation consiste à mettre avec succès sur le marché des produits, des processus, des techniques de marketing ou des méthodes d’organisation qui génèrent de nouvelles solutions ou améliorent les existantes. L’IA, en particulier le «machine learning», offre des solutions efficaces aux problèmes rencontrés par les entreprises, comme le souligne la loi « Startup Act » de 2018 qui définit les start-ups et s’adapte aux nouvelles technologies. Cette loi «Startup Act» a impulsé, depuis son entrée en vigueur, l’innovation et stimulé  la dynamique de création des start-up en Tunisie. Cette initiative a incité beaucoup de jeunes à franchir le pas et se lancer dans une aventure entrepreneuriale où les nouvelles technologies occupent une place prépondérante. Selon le 3e rapport annuel “Startup Tunisia”, 17% des start-up labellisées s’appuient sur l’IA, l’internet des objets et la Big data pour le développement de leurs solutions.
Cependant, cette loi nécessite une mise à jour pour tenir compte des besoins changeants des entrepreneurs, notamment en matière de digitalisation dans divers secteurs d’entreprise tels que le marketing, l’industrie et la production.

Les procédures administratives et le cadre réglementaire, freins majeurs à au développement des startups en Tunisie
Les procédures administratives et le cadre réglementaire peuvent en effet représenter des obstacles importants pour le développement des startups. Les startups ont souvent besoin de flexibilité, de rapidité et d’adaptabilité pour croître efficacement, mais les processus administratifs peuvent être lents et complexes, entravant leur agilité. En effet, d’après l’étude menée auprès de 56 fintechs en phase d’amorçage ou d’accélération, plus de 50% des entreprises jugent le cadre réglementaire dissuasif. La loi sur les établissements de paiement et la loi de change figurent parmi les régulations les plus critiquées. Les procédures administratives demeurent un obstacle significatif à leur développement. Dans ce sens, Soulef Frikha ainsi que plusieurs experts et juristes appellent à une réforme continue pour faciliter leur croissance.
Les lois existantes, généralement rigides et contraignantes, comme la loi startup-Act de 2018 qui se voulait souple pour les jeunes entrepreneurs, semblent désormais inadaptées à leurs besoins croissants. Ceci a engendré un nouveau projet de loi « Startup Act 2.0 », impulsé par ces entrepreneurs pour mieux répondre à leurs attentes. En effet, le débat sur les Start-up Act 2.0 a commencé depuis 2022, avec la participation des ministères des Technologies de la communication, de l’Économie, de la Formation professionnelle et de l’Emploi, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, des start-ups et des composantes de la société civile, en vue de « renégocier », en quelque sorte, le Start-up Act voté en 2018. Le tout dans le cadre d’une vision 2035 et le passage vers l’économie du savoir.
Selon Soulef Frikha, le rythme d’évolution des textes de loi ne parvient pas à suivre celui de l’IA et de la digitalisation, créant ainsi des lacunes juridiques. Par exemple, la loi sur les changes, datant de 1960, n’est pas adaptée à l’utilisation actuelle du Bitcoin, moyen de paiement moderne, ce qui handicape les entrepreneurs tunisiens face à leurs homologues étrangers. Il est urgent d’adapter les codes, lois et textes existants à l’évolution technologique. La création d’une nouvelle version du code de change, prenant en compte ces nouveaux besoins, est impérative. Toutefois, les législateurs se retrouvent confrontés à des défis, car l’essor des nouvelles technologies peut également ouvrir la porte à des infractions difficiles à contrôler, telles que le terrorisme ou le blanchiment d’argent. Cette appréhension freine la volonté de créer de nouvelles lois, malgré le besoin criant d’évolution.
Mme Frikha ajoute : « En tant que juristes, notre principale préoccupation réside dans l’établissement d’un cadre juridique clair. Je lance un appel au parlement et au gouvernement pour qu’ils élaborent une nouvelle loi adaptée à l’évolution technologique et aux besoins spécifiques de ces technologies, en faisant appel à des spécialistes en informatique et en IA. Actuellement, la crainte de poursuites pour des infractions, même non perçues comme telles par les professionnels de l’informatique, persiste. Il est essentiel d’avoir des textes de loi rédigés par des experts en IA, ainsi que des outils de contrôle pour évaluer leur efficacité. La création d’un organisme spécialisé et qualifié pour mettre en œuvre les techniques proposées par cette nouvelle loi est également indispensable».

 Est-ce que la machine peut rivaliser avec l’intelligence humaine ?
Elle l’a indéniablement surpassée, mais est-il possible de conserver des éléments spécifiquement humains, comme nos émotions ? Faiez Gargouri, vice-président de l’Université de Sfax, cite le film «I, Robot» où à la fin, le robot pleure. « À l’époque du taylorisme, on prédisait que les machines remplaceraient les humains, mais cela ne s’est pas réalisé », ajoute-t-il confiant.

L’IA peut accroître le chômage, mais elle ne peut jamais remplacer complètement l’humain.
Frikha pense que pour préserver les emplois, il est crucial de former les employés aux avancées de l’IA afin qu’ils puissent suivre ces innovations. Lorsque je crée une machine sans bien maîtriser ses paramètres, elle peut me contrôler.
La technologie est omniprésente dans nos vies, même si nous n’avons pas le choix. C’est une réalité moderne répondant à des besoins essentiels, rendant nos vies plus intelligentes. Nous devons intégrer cette technologie dans divers domaines tels que l’éducation, la santé, le sport, la robotique, le social, etc. Soulef Frikha est catégorique : la technologie IA est une arme à double tranchant, elle doit être encadrée par la loi. L’Etat doit engager des mesures davantage structurantes à même de stimuler l’écosystème de l’IA. De nouveaux textes juridiques sont nécessaires pour encadrer la digitalisation, tout comme cela a été fait pour les contrats électroniques et les signatures électroniques dans le monde financier en 2000.
Le législateur doit établir un cadre répondant aux besoins des chercheurs. Ne pas suivre les avancées de l’IA nous maintiendrait dans la stagnation, mais il est également crucial de s’aligner sur les normes internationales pour anticiper les menaces que cette technologie peut présenter, notamment en matière de protection des données personnelles, d’impact environnemental et de sécurité nationale. C’est pourquoi un encadrement juridique clair est nécessaire pour répondre aux besoins de tous les membres de la société.
Sans un cadre juridique solide, l’utilisation de l’IA mènerait à l’anarchie. L’impératif de rapidité de ces technologies, doit s’accompagner de mesures assurant la sécurité.
Soulef Frikha estime qu’il est nécessaire d’adopter en Tunisie, un plan stratégique intégré pour aborder de manière positive la technologie de l’intelligence artificielle.

Un renforcement des programmes de formation des juristes spécialisés dans les technologies de l’information et de la communication est nécessaire
Si cette technologie est considérée comme un produit de la mondialisation, et bien qu’il soit difficile de la contrôler complètement et d’imposer des réglementations légales permettant de la surveiller de manière efficace dans tous les cas, étant donné son développement rapide et sa domination de nouveaux domaines qui pourraient être difficiles à concevoir pour les législateurs, son encadrement peut être réalisé si les efforts nationaux et internationaux se conjuguent pour réduire ses effets négatifs. Cela nécessite que les États et les organisations internationales engagées dans l’économie numérique adoptent une politique intégrée reposant sur le développement continu des programmes d’information dans le but de prévenir les dérives potentielles des entreprises opérant dans le domaine de l’économie numérique. En Tunisie, il faut revoir et mettre à jour les programmes de formation en la matière.

*Docteure en sciences de l’information
et de la communication

 1 Soulef Frikha, enseignante en droit du travail et en investissement à l’école nationale d’électronique et des télécommunications de Sfax. Elle s’est spécialisée dans le domaine juridique et occupe également le poste de conseillère pédagogique au sein du club Enactus de l’ENET’Com. Elle détient un certificat en communication et guide les futurs ingénieurs pour faciliter leur insertion professionnelle en les sensibilisant à leurs droits et responsabilités.
2 « Baromètre des fintechs en Tunisie 2023 ».
3 I, Robot (littéralement « Moi, un robot ») ou Les Robots au Québec, est un film de science-fiction américano-allemand réalisé par Alex Proyas et sorti en 2004. Le scénario du film est écrit par Jeff Vintar et Akiva Goldsman ; il est librement inspiré des romans Les Cavernes d’acier (1954) et Les Robots (1950) ainsi que de la nouvelle Le Robot qui rêvait (1988) d’Isaac Asimov.

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