Tunisie : Évolution démocratique ou autoritaire?

Par Pr. Alfonso Campisi

Le philosophe slovène marxiste Slavoj Zizek reprend l’adage de Gramsci bien connu pour décrire la phase historique que nous vivons comme l’un de ces moments cruciaux où «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», de sorte que toute – la révolution mais aussi l’involution autoritaire – peut se produire. Si l’on considère que cette phase de transition et d’incertitude peut être définie avec la période de transition et s’il est convenu que cette description peut être discutée en général et certainement appliquée à la zone la plus étroite de la rive sud de la Méditerranée, alors toute une série de questions restent ouvertes auxquelles le temps ne semble pas encore être en mesure de fournir des réponses définitives. La question se pose, par exemple, de savoir combien de temps une transition d’un système à l’autre peut durer, avant que la force du changement ne soit irrémédiablement perdue et que la nécessité d’un réalignement soudain de l’équilibre ne prenne le dessus; ou sur ce qui peut être le résultat le plus probable de cette transition, et lequel est le plus souhaitable; et encore une fois comment (et si) il est possible de distinguer ce qui restera, précisément, transitoire de ce qui est destiné à devenir un élément structurel du nouveau système juridique qui commence à émerger.
D’autres questions, bien sûr, pourraient facilement être débattues, mais ces questions très générales suffisent déjà à comprendre l’énorme intérêt que les événements qui ont débuté en Tunisie, en décembre 2010, ont suscité (et continuent de susciter) dans les différents parties du monde universitaire. Cet intérêt croissant, qui mélange les aspects scientifiques et politico-normatifs, a deux apports originaux qui se rapportent à la fois au champ de référence, à la zone géopolitique affectée par cette nouvelle vague de transformations politiques, et à la perspective d’études qui, avec une formulation quelque peu redondante, certains politologues comme – Linz, Stepan, Schimitter – ont baptisé la « transitologie ». Examinons donc les deux points. Quant au premier, l’importance des processus de changement qui ont eu lieu en Afrique du Nord en 2010 est évidente. La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle se distinguent comme l’ère de la démocratie. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le système de gouvernement que nous appelons démocratie a fini par être plus nombreux que les systèmes politiques autoritaires. Les indicateurs développés, par exemple, par Freedom House avertissent que le dépassement des démocraties par rapport aux non-démocraties s’est produit avec l’effondrement du mur de Berlin en 1989, l’année suivante le nombre de pays démocratiques (en fait FH parle de pays libres) était dans des valeurs absolues de 65 contre 50 pays non démocratiques (sur un total de 165 États indépendants). En fait, si vous regardez de plus près, le pourcentage de démocratisations reste inférieur à 50% du nombre total d’États représentés aux Nations unies jusqu’en 2013, pour la simple raison que les pays semi-démocratiques (semi-libres) doivent être additionnés aux pays non démocratiques (non libres). Cependant, indépendamment de leur valeur et de leur fiabilité, le fait est que l’Afrique du Nord était encore l’une des rares régions de la planète, réfractaire à la démocratie au cours de la dernière décennie. Parmi les régions les plus imperméables à la démocratie figurent le Moyen-Orient et l’Asie du Sud-Est.
En outre, il a été souligné qu’au cours des années 1990, il y a également eu des changements politiques importants dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, mais qu’ils étaient loin d’être stables et non sans ambiguïtés démocratiques. Quoi qu’il en soit, nous pouvons voir l’importance et les attentes soulevées par l’effet domino déclenché par la « révolution du jasmin » en Tunisie de décembre 2010. D’autre part, même sur le plan théorique, les événements nord-africains et leurs résultats plutôt imprévisibles apportent de nouvelles preuves empiriques à l’analyse des transitions politiques, précisément à la « transitologie ». En fait, le concept de « transition » du point de vue de la politique comparative couvre des réalités très différentes auxquelles des conditions tout aussi variées sont combinées. En outre, comme nous l’avons souligné dès le départ, nous prenons pour acquis l’incertitude substantielle des étapes, des modalités et des résultats qui caractérisent le processus de transition. Plus précisément, pour tenir compte de ce processus, le facteur temps (durée de la transition) et, par conséquent, d’autres variables telles que le degré de discontinuité qu’il introduit dans le régime et le rôle de la violence, sont cruciaux. Mais l’ensemble des acteurs sur le terrain n’en est pas moins important et, là encore, le temps qui passe peut nourrir une certaine contingence : les sujets que l’on croyait marginalisés peuvent regagner du terrain (comme l’armée égyptienne), d’autres initialement absents peuvent tenter d’hégémonisme le processus et de guider son évolution (pensez aux groupes fondamentalistes), dans d’autres cas encore la fragmentation des acteurs sur le terrain (comme en Libye) peut favoriser les impasses – qui, si elles s’accompagnent de la radicalisation des positions et la militarisation du changement produisent une condition de « souveraineté divisée » et de guerre civile potentielle (c’est la situation dramatique en Syrie). Afin de ne pas prendre part au poids des acteurs et institutions internationaux à ce stade, la relation entre démocratisation et développement économique est également importante, et il ne faut pas oublier que, dans tous les cas, le résultat des soulèvements populaires doit être recherché dans les conditions de vie des populations nord-africaines, dans les inégalités croissantes et en présence d’élites politiques extractives sinon kleptocrates.
La référence aux facteurs culturels est tout aussi importante si l’on considère, d’une part, le rôle que joue l’intégrisme dans la région, sinon dans la phase « état naissant » des mouvements de protestation certainement au cours de leur développement, d’autre part, les divisions ethniques et tribales (Libye) qui rendent difficile l’identification d’une communauté politique homogène et de la société civile elle-même. Comment ne pas rappeler, à cet égard, que même dans les études de l’économiste Dankwart Rustow du début des années 1970, l’adhésion à la communauté était considérée comme une condition préalable au succès de la démocratisation, qui est tout aussi cruciale dans les expériences de l’Europe de l’Est post-communiste. Enfin, les facteurs institutionnels qui ont à voir principalement avec le déficit de l’État, produit par la corruption et l’expérience coloniale, avant, et néo-colonial, après. La question de la relation entre démocratisation et constitutionnalisme reste ouverte. Tant en ce qui concerne le rôle des choix constitutionnels dans la consolidation de la démocratie, en particulier les solutions pour rendre le gouvernement responsable, qu’en ce qui concerne la protection des droits de l’homme, des minorités ethniques, religieuses et de genre et à ce propos en tant que président de la « Chaire Sicile pour le dialogue des cultures et civilisations » je trouve inacceptable que l’UE, continent des droits de l’homme, n’apporte pas davantage son soutien à la cause LGBTQ+ en Tunisie car il est inconcevable de nos jours, pour un pays qui se veut démocratique, voir des jeunes qui croupissent en prison juste pour le fait d’être homosexuels.
Dans ce contexte difficile des sociétés post-coloniale et post-autoritaire – la relation entre la libéralisation et la transition démocratique centrale dans l’histoire européenne, acquiert des aspects beaucoup plus contradictoires et conflictuels dans le contexte nord-africain, mais non moins pertinente.
Dix ans se sont écoulées depuis le début du soi-disant « printemps arabe »,  les processus démocratiques sont toujours en cours et de grande actualité et plus que jamais irrésolus: ces processus se sont avérés être beaucoup plus longs et plus controversés que les chocs qui ont émietté les anciens régimes. La mise en place de ces démocraties a en effet réservé plusieurs surprises aux observateurs, aux chercheurs et aux analystes.  Non seulement les transitions peinent à se concrétiser, mais surtout, l’effet multiplicateur qui a si bien fonctionné dans les premiers stades des différents cas de libéralisation a été interrompu dès que les pays qui avaient procédé au changement de régime se sont tournés vers la construction des nouveaux mécanismes délicats, institutionnels et fonctionnels de la société. Néanmoins, il faut rappeler que l’orientation initiale de ces processus a été dirigée vers la démocratie et qu’elle s’est manifestée par des formes démocratiques, aussi instables soient-elles. Regardez les derniers développements de la transition tunisienne. Dans cette voie cahoteuse et controversée, il ne semble pas toujours facile de reconstruire le rôle joué par l’Occident, les USA et, en particulier, par l’Union européenne. Ici, plus qu’ailleurs, les différences de perspective s’accentuent entre ceux qui croient que l’Occident pourrait, plus résolument accompagner la transition vers une véritable démocratie exclusivement laïque et ceux qui, au contraire, soutiennent la possibilité d’une attitude prudente, parfois hypocrite, pleinement soit-disant respectueuse de l’autonomie des peuples et des États, en soutenant les partis religieusement arriérés. Après avoir suivi étape par étape et pendant plus de 10 ans l’après-2011, je peux dire que l’Union européenne, même à ce stade, en Tunisie, ne s’est pas imposée comme un acteur avec une voix unique et avec une vision organique fondée sur la défense des principes et des valeurs modernes. Il aurait été utile d’examiner l’impact que les changements effectués ou prévus ont eu sur le droit constitutionnel antérieur et le système juridique tunisien, ainsi que d’évaluer la relation complexe entre le processus de démocratisation et le degré réel de protection des droits à la liberté.  Le célèbre érudit américain Samuel Huntington, connu comme le théoricien du « choc des civilisations », avait à juste titre mis en évidence la troisième vague de démocratisation – qui a commencé au milieu des années 1970 en Europe méditerranéenne – lorsqu’il a parlé de « l’effet domino», précisément pour indiquer le poids des processus d’émulation et la propagation des soulèvements populaires d’un pays à l’autre, notamment grâce au rôle des nouveaux médias, internet, réseaux sociaux…
Ces thèmes sont également d’une importance absolue pour la reconstruction du printemps arabe qui semble être, je dis bien semble, un mouvement de transition spontané et populaire déclenché par le bas. En fait, pendant toute la durée du soulèvement populaire en Tunisie, l’islam politique n’a pas joué un rôle décisif au début des manifestations populaires et des révolutions ascendantes en 2010 et 2011, il était même absent de toute sorte de débat et de manifestations; mais les partis de l’islam politique, plus organisés, mieux structurés, travaillant à l’ombre pendant les longues années d’exil doré en Europe et plus particulièrement au Royaume-uni, ont rapidement retrouvé le rôle de protagonistes, grâce aussi au soutien de l’Occident qui l’a longuement protégé. A ceci, il s’ajoute la fragmentation et l’ego surdimensionné des partis politiques dits progressistes, responsables, entre autres, de la montée de l’islam politique en Tunisie.
L’expérience historique occidentale, du moins jusqu’aux deux guerres mondiales, avait montré l’importance de partis politiques structurés enracinés dans la société comme un pilier de la stabilité de la démocratie. De cette observation, il a atteint, d’une part, la non-appréciation de la fragmentation des partis pour la qualité et la fonctionnalité du système de gouvernement (syndrome de Weimar). Étant donné que le risque aujourd’hui en Tunisie, est celui de vivre dans des démocraties minimales, pauvres et de façade, je me demande avec un regard provocateur, si ces nouvelles démocraties sont le produit d’un réel développement démocratique ou bien d’une évolution autoritaire?

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