Par Asef Ben Ammar*
Le 13 décembre 2017, et à partir du palais du gouvernement d’El kasbah, le FMI a dévoilé en grande pompe, le communiqué de «fin de mission» de ses économistes en visite d’évaluation en Tunisie. Une mission de plus d’une semaine, menée tambour battant, dans divers couloirs, officines et bureaux de la Banque centrale et hautes instances gouvernementales. Les 1000 mots de ce communiqué annoncent diplomatiquement un «accord entre le FMI et le gouvernement tunisien» au sujet des réformes à venir pour 2018. Mais, curieusement, le ministre tunisien en charge des Réformes majeures, est resté de marbre et abyssal, laissant le chef de mission du FMI communiquer à sa guise et dans ses mots ; et parlant quasiment au nom du gouvernement tunisien. Cela va avec son lot de rumeurs, de manigance politique et d’incompréhensions liées.
Que retenir de ce communiqué et quoi penser de ce qui attend l’économie pour les prochains mois ? La suite de cette tribune interroge le communiqué du FMI, à partir de 8 concepts et mots-clefs piochés à même le verbatim du communiqué du FMI.
Il faut donc faire une lecture approfondie de ce laconique communiqué. Beaucoup de non-dits, beaucoup d’insinuations ; et sur de nombreux points, le «méli-mélo» économico-politique reste entier ! Il est désormais difficile de deviner ce qui se trame réellement pour l’économie tunisienne en 2018, sur les divers fronts de l’économique, du fiscal et du monétaire.
Com. !
C’est désormais un vrai rituel, et dans un décorum feutré et bien rodé, que ce 6e communiqué du FMI, depuis janvier 2007, procure sa rhétorique technico-économique, parfois insaisissable pour le commun des mortels, journalistes, citoyens et autres «déçus» en chômage.
Pour 2017, c’est presque un communiqué, tous les 2 mois, que le FMI se prononce sur l’état de l’économie post- 2011 Pas besoin de dessin, le citoyen comprend que l’économie tunisienne va mal, très mal, au point de la placer sous haute surveillance des experts du FMI ! Et plus le FMI communique au sujet de l’économie tunisienne, et plus cela suscite des inquiétudes chez les citoyens et chez les payeurs de taxes. Le FMI connaît bien l’économie tunisienne, il reçoit une quarantaine d’indicateurs économiques et monétaires, communiqués de façon régulière, hebdomadaire, bihebdomadaire et mensuelle, par les instances tunisiennes concernées (Banque centrale, INS, gouvernement, etc). On a souvent dit «pas de nouvelles, bonnes nouvelles», mais dans ce cas, «trop de nouvelles» (communiqués du FMI) peut rimer avec «mauvaises nouvelles» !
Concertation
Le communiqué annonce que la mission du FMI a travaillé de concert avec les hautes autorités de l’État : différents ministères et ministres, Banque centrale, etc. Mais, qu’on le veuille ou non, le FMI est resté fidèle à ses réflexes et protocoles centralisés comme du temps de la Tunisie pré-2011, faisant fi de la société civile, la considérant implicitement comme incapable de comprendre l’économique, les enjeux de la dette, de la productivité du travail, de l’informalité, de la dévaluation, de la compétitivité, etc.
Dommage que le FMI n’ait réservé, même pas quelques heures à la société civile et aux médias de la Tunisie profonde ! Surtout que ce sont bel et bien les contribuables, le petit peuple et les nouvelles générations qui vont payer les prêts que le FMI accorde, avec conditionnalité à un gouvernement de coalition déjà pris à la gorge par ses déficits (budgétaire et commerciaux) et par son incapacité à redresser la productivité du travail et la compétitivité des entreprises.
Rattrapage
Le communiqué insiste sur le défi de «rattraper le temps perdu» pour réformer et éliminer les «obstacles à la croissance». Il fait aussi l’éloge d’une «loi de Finances ambitieuse pour 2018», soulignant que les «autorités tunisiennes ont exprimé leur engagement à entreprendre des actions décisives avant l’examen de la deuxième revue par le Conseil d’administration du FMI» (prévue pour fin janvier 2018). Sans dire plus, sans dire comment… On peut deviner que le gouvernement de coalition tient à ce que le FMI garde le silence sur ces engagements économico-politiques pris par le gouvernement et les partenaires monétaires à Tunis (gouvernement et Banque centrale). Les échéances électorales au niveau municipal sont prévues dans moins de 4 mois et, tout en étant explicite sur les conditionnalités, le communiqué du FMI reste muet sur ce qui est déjà fait, ce qui est à faire ou à refaire comme réformes ou actions gouvernementales.
Sécurité
Entre les lignes, le FMI attribue le taux de croissance de 2% récemment observé, au retour de la «sécurité», enlevant tout mérite aux actions gouvernementales en faveur de l’économie et de la productivité du travail ou de la compétitivité des entreprises (tourisme, phosphate, pétrole, etc). En méconnaissance de certaines réalités terre-à-terre, le FMI décrète que «la croissance s’est raffermie pour atteindre environ 2% en raison des améliorations significatives du climat sécuritaire. » Le tout, avec un silence acquiesçant et plutôt «innocent» du ministre des Réformes majeures. Celui-ci se montrant en gros plan sur toutes les photos de la conférence de presse de fin de mission du FMI. Et dans le contexte, le ministre de l’Intérieur aurait été mieux indiqué pour la séance photo de la fin de mission de l’équipe du FMI !
Fiscalité
Le FMI laisse entendre que la loi de Finances 2018 est presque «efficiente» pour relancer correctement l’économie. Ce faisant, les économistes de l’équipe du FMI passent sous silence le fait que presque 40% du PIB soient entre les griffes d’un secteur informel vorace, qui paie «zéro impôt, zéro taxe». Tout indique que le FMI n’arrive pas à prendre le pouls des vrais enjeux en matière d’évitement et d’évasion fiscale, alors que ces fléaux se déploient au vu et au su du gouvernement et des partis politiques de la coalition au pouvoir. Le FMI ne dit pas un mot sur les fléaux de l’évitement et l’évasion fiscale, alors que l’Union européenne a déjà hissé son carton rouge, en classant la Tunisie sur sa liste noire des 17 pays les plus «véreux» en fiscalité. Cela dit, tout indique que l’impératif de la réforme fiscale, tant claironnée dans les précédentes déclarations du FMI, ne serait plus tout à fait du goût du jour. Et cela sort du champ économique pour aller sur le terrain des non-dits politiques sous-jacents au communiqué du FMI.
Aussi, plusieurs économistes observateurs de l’action du FMI en Tunisie se demandent si le FMI a une idée sur le vrai coût marginal des fonds publics récoltés à partir des taxes et impôts (du secteur formel). Dans le contexte, chaque dinar collecté en taxe ou impôt pour le budget de l’État tunisien coûterait à la marge de 1,5 à 2 dinars, et ce pour la collectivité tunisienne. Ces mêmes économistes se demandent si le FMI a entre les mains une estimation du coût marginal des fonds publics récoltés à partir de la taxe et des impôts en Tunisie.
«Monétarisme»
Le FMI souligne, et à juste titre, l’emballement de l’inflation (ayant dépassé 6% en novembre) et déplore les méfaits de cet emballement sur le pouvoir d’achat (fruit et légumes constituant la diète tunisienne), sur l’épargne et sur l’investissement de «long terme». Mais, la solution préconisée par le FMI reste basée sur une fixation obsessionnelle exclusivement focalisée sur la dévaluation du dinar, prétendument aux fins de «compétitivité» ; suggérant dans la même veine la «poursuite de la stratégie de resserrement de la politique monétaire de la Banque centrale de Tunisie, y compris en limitant le refinancement des banques». On comprend que le temps de survie de certaines banques publiques est déjà compté, en raison de leurs mal-gouvernance et déficit accumulé. Mais, ici aussi, le FMI reste dans les généralités et les abstractions, adoptant plutôt un «langage de signes», une posture quelque peu politisée.
Au sujet de la dévaluation du dinar, plusieurs experts internationaux avouent que le FMI se trompe sur toute la ligne, commet une erreur stratégique et fait un non-sens économique dans le contexte de déprime d’une économie marquée par le recul manifeste de l’investissement (et l’épargne), et par la défiance totale des institutions bancaires par le secteur informel. En dévalorisant le dinar, et sans le savoir, le FMI rend service au marché parallèle et donne des munitions à la prolifération des produits de la finance islamique (et des formes de trocs), qui s’y déploient et s’étalent de façon exponentielle, en défiance totale au système monétaire et bancaire, avec une dévalorisation grandissante des produits de la finance conventionnelle.
Adoptant une approche monétariste un peu trop dépassée, le chef de mission du FMI ne semble pas tenir compte ni mesurer tout l’impact marginal de la dévaluation du dinar sur les exportations (et balance commerciale). Le rythme de dévaluation préconisée depuis un an, a déjà atteint ses limites en termes d’inefficacité. Pratiquement, l’élasticité (sensibilité) des exportations à la dévaluation du dinar est quasiment nulle (inélasticité), occasionnant beaucoup de «pertes sèches», de «charges mortes» et des manques à gagner à l’économie dans son ensemble. Et cela se constate aisément, le dinar ayant perdu plus de 25% de sa valeur face aux devises fortes, durant 2017, alors que les exportations et le déficit commercial continuent de se creuser en valeurs relative et absolue (en dinars constants).
Trouver l’erreur ! À se demander si le FMI est en mesure de dévoiler les preuves et les données probantes justifiant plus de dévaluation et de «flexibilité» du dinar, une monnaie créée en novembre 1958, pour sortir la Tunisie de la Zone Franc ! Les analystes économistes souhaitent voir comment le FMI a élaboré ses démonstrations économétriques, diagnostics et constats liés aux impacts de la dévaluation du dinar sur la balance commerciale (élasticité de court terme et de long terme).
Bureaucratie
Même si le FMI insiste sur l’importance de l’attrition des effectifs des fonctionnaires de la Fonction publique, on reste sur notre faim quant aux ententes convenues à ce niveau, considérant la masse salariale grugée à même les taxes et impôts, et utilisée de façon souvent improductive. Ici, le silence du FMI sur les quanta des attritions prévues est incompréhensible, sachant que ces 800 000 fonctionnaires vont continuer de bénéficier des augmentations salariales, payées à même une pression fiscale étouffante, une dévaluation appauvrissante et une inflation qui grugent drastiquement le pouvoir d’achat de tous les contribuables, citoyens et chômeurs de la Tunisie profonde.
Dette
Le communiqué ajoute que le gouvernement doit faire vite et «se bouger» de manière décisive, afin de débloquer une 3e tranche d’un prêt de 2,9 milliards de $US, d’environ 320 millions de $US. Un prêt à rembourser par les générations futures, à des taux d’intérêt portés à croître exponentiellement, depuis la hausse grandissante des taux directeurs de la Réserve fédérale (banque centrale américaine) et autres Banques centrales à travers le monde. Un prêt qui s’ajoute à d’autres, pour alourdir encore plus une ardoise déjà chargée. Et «tant pis pour nos enfants, ils paieront» la note léguée par l’irresponsabilité de leurs aïeuls, par l’addiction de leurs gouvernements à la dette et par les autres dérives dépensières qui caractérisent la Tunisie post-2011.
En somme, on est loin de la «fin de mission» ou encore plus de la «mission accomplie», pour l’équipe du FMI ayant séjourné ce début décembre 2017 en Tunisie. Le communiqué comporte plusieurs sous-entendus politiques ; donnant l’impression d’être plutôt stratégiques ou même partisans. On attendra le rapport détaillé du FMI pour connaître les données probantes utilisées et deviner les compromis (compromissions) éventuels.
En attendant, la Tunisie dans son ensemble regrette que le gouvernement ait opté pour un monétarisme suranné et aveuglément dommageable au dinar, au pouvoir d’achat et au bien-être collectif de la Tunisie post-2011. Le monétarisme préconisé par le FMI est suranné et n’est pas la solution pour la Tunisie. Le gouvernement doit avoir le courage de prendre les bonnes décisions sur le terrain de la fonction publique, sur le front de l’informalité et surtout en faveur de davantage de flexibilité salariale et de plus de vérité des prix.
Plusieurs éléments du communiqué du FMI restent nébuleux. À se demander si les experts désignés par le FMI et certains ministres du gouvernement, ne se sont pas déjà liés de complicités compromettantes, allant jusqu’à miroiter que tout aille pour le mieux, et agir «business as usual», négociant des compromis contingents et implicites, derrière des portes closes, sans preuves économétriques hors de tout doute.
Et cela se passe décidément sous le parasol et la bénédiction d’un gouvernement de coalition allergique aux vraies réformes, et soumis aux pressions liées à l’imminence d’échéances électorales attendues dans 4 mois. Et cela ne doit pas concerner le FMI.
*Analyste en économie politique