Tunisie : La réforme ambitieuse des municipalités aura-t-elle lieu ?

Depuis des dizaines d’années, les communes tunisiennes sont incapables d’assumer leurs fonctions classiques et primaires faute d’un encadrement adéquat, d’un Budget conséquent, d’équipements et d’infrastructures appropriés. La Révolution a mis à nu la fragilité des communes après l’effondrement de l’autorité d’État et des collectivités publiques. Cela a engendré la détérioration du cadre de vie des citoyens.

Les autorités publiques, conscientes de la nécessité de trouver une solution à ce problème épineux, ont décidé avec le concours financier et technique de la Banque mondiale de mettre au point un ambitieux programme de développement urbain à moyen terme qui concerne plus de 7 millions de citoyens.

La poussée démographique et l’intensité de l’exode rural d’une part, l’expansion industrielle, le développement du tourisme et des activités de service d’autre part ont précipité depuis trente ans l’extension démesurée des villes. Tant et si bien qu’aujourd’hui plus de 7 millions de Tunisiens se concentrent dans les villes, soit près de 70% de la population.

Cela pose des problèmes de toutes sortes : encombrement au niveau du transport et de la circulation, constructions anarchiques et quartiers suburbains, surpeuplés, dépourvus des infrastructures de base, chômage accru, délinquance croissante, crise du logement, pollution scandaleuse…

La conséquence qui nous intéresse ici est le fait que les municipalités se trouvent dépassées, débordées et sont incapables de gérer des “situations impossibles” à cause de la vitesse à laquelle évoluent les problématiques liées à l’emploi, au logement, au transport, à l’approvisionnement quotidien de la population, aux infrastructures de base…  

Il y a manifestement un manque de moyens humains et matériels de la part des autorités municipales et la responsabilité du pouvoir central se trouve engagée pour trouver une solution à cette situation.

La problématique épineuse du financement

Il est incontestable que les municipalités tunisiennes manquent cruellement de ressources financières pour faire face à leurs multiples obligations, surtout lorsqu’il faut entreprendre et mener à bien des projets couteux et des chantiers ambitieux. Construire une route, aménager une zone industrielle, édifier un stade ou construire un marché en sont des exemples.

L’accès au système bancaire est presque impossible pour les communes tandis que la Caisse de prêts aux collectivités locales a des ressources limitées et que la capacité de remboursement des communes est très réduite. En effet, les ressources financières des municipalités proviennent de la taxe locative, des revenus que procurent les marchés municipaux, des abattoirs et de la taxe sur le chiffre d’affaires des hôtels et le transport maritime commercial. Autant dire peu de choses si l’on exclut les maigres subventions accordées par l’État pour permettre d’équilibrer les budgets de certaines communes. 

En ce qui concerne la taxe locative, il y a souvent de sérieuses difficultés pour son recouvrement. C’est pourquoi le budget d’investissement des municipalités est souvent squelettique et l’essentiel du budget de fonctionnement provient des salaires du personnel. Les municipalités assument des fonctions fondamentales dans la vie quotidienne de la population et doivent non seulement bénéficier de transferts d’impôts de la part de l’État, mais se créer pour elles-mêmes des ressources propres et permanentes importantes.

264 municipalités : un dénominateur commun

Malgré l’arsenal législatif et réglementaire dont disposent les municipalités, leur pouvoir de décision reste limité, à l’exception du domaine de la construction.

En effet, ce pouvoir est limité par celui du gouverneur sur le plan politique et administratif, qui assure la tutelle des municipalités et celui des autres ministères dits techniques.

Toutes les municipalités de Tunisie souffrent d’une insuffisance de ressources financières, même pour les villes dites touristiques ou portuaires qui bénéficient de recettes spécifiques liées à ces activités économiques.

D’ailleurs nos villes, qu’elles soient grandes comme Tunis, Sfax, Sousse ou Bizerte ou petites comme Ras Djebel, Kélibia, Redeyef ou Thala, sont endettées si elles veulent réaliser des projets et s’équiper pour faire face aux besoins de leurs populations.

Il y a également un déficit en ce qui concerne les moyens de gestion et un archaïsme pour ce qui est des méthodes.

En effet l’informatisation dans les mairies est embryonnaire, sauf dans les grandes villes, la formation et le niveau des cadres sont souvent insuffisants : des dizaines de municipalités n’ont pas un seul ingénieur ni un seul architecte pour étudier les dossiers de permis de bâtir ou suivre les travaux sur les chantiers.

Il faudrait ajouter deux autres dimensions : la faible participation de ces villes au développement local ainsi que des rapports distants avec la population, sinon tendus ou même conflictuels avec les habitants.

D’où les contestations, les procès-verbaux et infractions, les sit-in, les perturbations sociales et les procès devant les tribunaux.

La valeur ajoutée apportée par la Banque mondiale

Il faut dire que le gouvernement tunisien était conscient des défaillances techniques, des difficultés financières et de l’incapacité des municipalités à assumer leurs tâches. Mais cette fragilité avait pris après le déclenchement de la Révolution une dimension et des proportions inquiétantes pour deux raisons fondamentales apparues dès lors : un divorce total dans plusieurs dizaines de cas entre la population locale et les délégations spéciales imposées ou nommées par les gouverneurs en accord avec certains politiques au pouvoir et non légitimement élues par la population.

La deuxième cause est la perte d’autorité des municipalités et de la souveraineté de l’État devenu incapable dorénavant de prendre des décisions, ou bien, une fois ces décisions prises, de les appliquer lorsqu’il s’agit de constructions anarchiques. Le cas le plus flagrant en matière d’incapacité des municipalités à assumer leurs tâches réside dans les multiples situations de non-enlèvement des ordures ménagères pendant plusieurs jours successifs et parfois des semaines, ce qui a failli provoquer des catastrophes en matière d’hygiène et de santé publique.

Il y a également les refus des riverains vis-à-vis de l’implantation des décharges contrôlées, qui montrent la contestation des populations vis-à-vis des décisions prises par les autorités municipales.

Le ministère de l’Intérieur a mis au point un plan d’investissement municipal pour la période 2014-2019 destiné à faire acquérir à l’ensemble des 264 municipalités du pays : bennes-tasseuses pour la collecte des déchets domestiques, bulldozers et gros engins pour assurer les travaux d’entretien de la voirie et la construction de routes, tracteurs et réservoirs pour l’arrosage des espaces verts.

La Banque mondiale, qui a été consultée, a étudié la question dans son intégralité et a proposé d’approfondir et d’élargir la vision dans deux directions essentielles.

Tout d’abord la montée en puissance de la dimension développement urbain et local que recèlent toutes les communes, notamment celles des grandes et moyennes villes, qui a été souvent occultée et considérée comme la chasse gardée du pouvoir central.

Ensuite, le renforcement des capacités et l’amélioration des performances des communes doivent être jumelés avec une participation plus grande des populations à la définition des priorités municipales et à la gestion des affaires de la commune.

Tout cela doit être mis au point dans un plan de développement local cohérent comportant plusieurs volets interactifs. Dans ce cas la Banque mondiale apporte sur cinq ans, outre sa coopération technique, un crédit de 1,2 milliard de dollars.

Des potentialités inestimables de développement non exploitées

Les communes, notamment celles des villes moyennes, sans parler des grandes métropoles, disposent de vastes possibilités de développement, ne serait-ce que parce qu’elles maitrisent le foncier et sont propriétaires de vastes lots de terrains situés souvent dans des sites stratégiques, mais disposent aussi dans leur zone de prérogatives vastes pour organiser la vie socioéconomique.

En outre, la législation en vigueur leur accorde le droit d’exploiter les marchés, les abattoirs, la voirie, les places publiques, les bords de mer, les stades et terrains de sports, les lieux culturels et de loisirs, les zones industrielles… C’est pourquoi elles peuvent et doivent prendre des initiatives conformes aux besoins et attentes des citoyens, mais aussi aux intérêts financiers, matériels et moraux de la commune. 

La municipalité, moteur du développement local

Grâce à la promotion d’activités économiques, industrielles et socioculturelles, soit directement soit en partenariat avec des privés, les municipalités peuvent et doivent se créer des ressources financières élevées et régulières afin de financer ne serait-ce que partiellement leurs budgets. Rien n’empêche une municipalité de créer une zone industrielle ou un abattoir moderne, de construire un stade, un hôtel ou une usine. On se rappelle que dans les années 60-70, feu Hassib Ben Ammar, alors gouverneur-maire de Tunis, avait créé à travers des filiales de la mairie et du gouvernorat de Tunis plusieurs projets immobiliers et économiques.

C’est ainsi que plusieurs sociétés ont été créées pour promouvoir certaines activités et certains projets. La société El Iskan a été créée pour construire des logements sociaux à Ben Arous en relation avec la zone industrielle, en expérimentant la technique de la préfabrication du bâtiment. El Iskan a également procédé à un lotissement industriel à la Cherguia, ce qui a permis de promouvoir l’industrialisation de la capitale et à un lotissement destiné au logement à la Marsa. De son côté, la société intercommunale a été créée pour se mettre au service des différentes communes du Grand Tunis et réaliser des travaux d’intérêt commun à un coût maitrisé et dans des délais rapides. Le gouverneur-maire de Tunis avait également trouvé un financement avantageux d’origine italienne pour promouvoir la construction d’un grand hôtel 5 étoiles de 200 chambres au cœur de la capitale, à l’angle de l’avenue Bourguiba et de l’avenue de Paris, appelé à l’époque hôtel des Deux avenues et devenu par la suite l’hôtel International Tunisie.

Une partie de cet immeuble a été réservée à l’aménagement d’une galerie commerciale et de bureaux destinés à l’immobilier commercial.

Il y a là une vision prospective sur le rôle à assumer par une collectivité locale afin de promouvoir l’activité économique et sociale dans la région.

Renforcement et diversification des infrastructures de base

Selon le vice-président de la Banque mondiale, Inger Andersen, le programme de développement urbain en Tunisie entre dans le cadre de la redistribution des fonctions de décision entre pouvoir central et pouvoir local pour répondre aux besoins de la population locale tout en accordant aux priorités du développement la place qu’elles méritent.

Il faut dire que les deux objectifs principaux assignés à ce projet par la Banque mondiale sont l’amélioration des performances des collectivités locales par le renforcement des capacités administratives et financières tout en encourageant la participation des citoyens à la prise des décisions, notamment les femmes et les jeunes.

Cela implique nécessairement la réalisation d’infrastructures de base modernes avec une grande diversification : marchés, abattoirs, routes, ponts, parcs et espaces verts, stades et terrains de sports, maisons de culture et espaces de loisirs, zones d’activités économiques.

Renforcement des compétences et des capacités

Il est indispensable de renforcer de façon sensible le niveau et la qualité de l’encadrement dans les communes afin de leur permettre de bénéficier d’une gestion rigoureuse et d’offrir des résultats performants.

En effet il est courant de constater aujourd’hui que des dizaines de villes moyennes ne disposent pas encore d’une direction bien structurée et d’un directeur de l’hygiène compétent ni d’inspecteurs pour contrôler tout ce qui est abattoirs, produits alimentaires et agricoles exposés à la consommation et à la vente ou bien d’un directeur de la propreté et de l’environnement pour veiller sur les conditions dans lesquelles se trouvent nos quartiers et nos rues.

Mise en place d’un contrat social

Si le rôle des autorités municipales consiste à assumer la planification et le financement des investissements municipaux, il leur incombe également de conclure un nouveau contrat social avec leurs administrés, les citoyens qui résident sur le territoire de la commune.

Ces citoyens doivent participer activement aux projets et activités de la commune, faire entendre leur voix et assister aux réunions du conseil municipal tout en payant leurs impôts, en respectant la législation en vigueur notamment le Code de l’urbanisme et le plan d’aménagement ainsi que les normes d’hygiène publique et environnementale.

Les responsables municipaux élus par la population de façon démocratique ont un devoir d’écoute, de concertation et de dialogue avec les citoyens pour ne pas imposer des mesures ou des projets non conformes aux vœux, aux attentes et aux besoins des résidents. Il faut associer les citoyens aux décisions à prendre pour favoriser la réussite des actions municipales.  

La décentralisation du développement : un impératif

Il y a lieu de rappeler que le développement local et régional est une revendication de la Révolution et que le principe a été adopté lors du vote de la Constitution par l’ANC. Il appartient aux élus de la ville et de la région ainsi qu’aux représentants de la société civile d’assumer la responsabilité du développement de leur ville : concevoir et proposer des projets économiques, sociaux et culturels conformément à leurs besoins et en adéquation avec les potentialités de développement de leur région. Les financements étant transférés par le pouvoir central, mais aussi à prélever sur place à travers les entreprises économiques. La bonne gouvernance s’impose, en toute transparence et sous le contrôle de l’État.

Le projet financé par la BIRD

Selon les responsables et experts de la Banque mondiale, l’amélioration des performances des collectivités locales devrait les encourager à relever les standards de la qualité des services offerts à la population et les pousser activement à associer les citoyens à la gestion des affaires de leur commune.

Il s’agit de favoriser l’émergence d’un cadre de vie correct au profit des habitants. La Banque mondiale a prévu une enveloppe de 1,2 milliard de dollars sur cinq ans pour ce projet : la première tranche de 300 millions de dinars a déjà été débloquée, c’est le double de l’aide de la Banque à la Tunisie depuis 2011. Remarquable, n’est-ce pas ?

 Ridha Lahmar

 

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