Tunisie, le pire n’est pas certain

Ce 14 janvier aura été particulièrement morose. Confinés et dépités par une crise sanitaire qui n’en finit pas et qui assombrit un peu plus les perspectives d’une nation déjà très mal en point, les Tunisiens n’avaient pas la tête à fêter. Une décennie de perdue (avec une croissance annuelle du PIB sur la décennie 2011-2020 proche de zéro), durant laquelle, les tentatives de sortir le pays de son marasme économique se sont épuisées en vaines querelles politiques. Pascal avait pour ce genre de situation une belle métaphore : « nous courons sans souci dans le précipice après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir. »
Pourtant, l’objectif à atteindre est clair et le diagnostic connu. Dans un monde post-Covid-19 qui ne changera pas ou peu, la sortie de la crise ne pourra se faire que par l’innovation et une économie de marché attirant des chaînes de valeur appelée à se relocaliser dans le voisinage du marché européen, en investissant massivement dans l’innovation et la formation. Le risque est qu’une minuscule élite rentière continue à bloquer les réformes, et défende bec et ongles ses privilèges à l’abri de la concurrence. Mais, renoncer à l’économie de marché n’est pas réaliste et supposerait comme le dit Raphael Enthoven « que les hommes abjurent collectivement l’égoïsme individuel pour se tourner, comme un seul homme, vers l’idéal de solidarité. Autant demander à tout un chacun de penser à autrui avant de penser à lui-même. » ce qui est hautement improbable et illusoire. L’homme, dit Kant, « est fait d’un bois si courbe qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites ».
En même temps, un peu partout dans le monde, la colère contre la mondialisation, contre l’accumulation effrénée des richesses, contre la quête exacerbée du profit, contre l’individualisme et l’égoïsme moral atteint un paroxysme. Le capitalisme tel que nous le connaissons1, façonné par la pensée de Milton Friedman et marqué par la prééminence de la finance, est remis en cause par la fin du leadership anglo-saxon, et l’émergence des contre-modèles, notamment chinois. Il est bousculé par la révolution numérique, et est source d’une montée des inégalités dans le monde, et de l’apparition de mouvements populistes.
Aujourd’hui, la tâche de la Tunisie semble sisyphéenne, dans un monde frappé de plein fouet par la Covid et ses conséquences socio-économiques. Pourra-t-on s’en sortir ?

En théorie, on peut s’en sortir
Dans la turbulence et le chaos qui semblent caractériser toujours plus notre monde actuel, l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, considère qu’il ne faut pas changer de concept économique. On peut conserver le capitalisme, lui trouver des marges d’action vertueuses, mais à condition de le dompter, de le repenser, de le régénérer … Pour cela, il va reprendre les intuitions de Joseph Schumpeter, l’inventeur de la « destruction créatrice » et les dépasser.
L’approche néoclassique d’une croissance fondée sur l’accumulation du capital étant devenue obsolète et incompatible avec les rendements décroissants2, Philippe Aghion prône dans son livre3, l’innovation cumulative comme principal moteur de la prospérité. La croissance se fait donc par destruction créative, c’est ce « processus par lequel de nouvelles innovations se produisent continuellement et rendent les technologies existantes obsolètes, de nouvelles entreprises venant constamment concurrencer les entreprises en place, et de nouveaux emplois et activités étant créés et venant sans cesse remplacer des emplois et activités existants ». C’est donc le moteur du capitalisme, et de sa propension à se réinventer sans cesse. Grâce à l’innovation, rien n’est jamais définitivement figé.

Et en pratique ?
On entend souvent ces phrases clichés et illusoires, « La Tunisie accélère sa marche vers une nouvelle économique numérique dans laquelle la jeunesse pourra déployer son énergie et sa créativité, au service de la croissance, de la création d’emplois et de la rénovation des relations entre les citoyens et l’État. » ou encore « Avec son grand nombre de jeunes hommes et de femmes instruits et doués, la Tunisie dispose, comme la plupart des pays de la région, d’un potentiel immense et inexploité ».
C’est un leurre, qu’on entretient. Et les chiffres sont parlants, en Tunisie, comme dans toute la région. Laurent Alexandre écrivait que « en 1980, le Maroc était cinq fois plus riche que la Chine : 1075 dollars de revenu annuel par habitant, contre 195 pour la Chine ! La Chine est devenue une grande puissance scientifique, tandis que le Maroc reste un pays pauvre qui connaît encore un taux d’analphabétisme de 40% chez les femmes. Pourtant, le roi du Maroc est un monarque éclairé, entouré d’élites technocratiques de qualité. Mais ce n’est pas suffisant pour suivre le rythme effréné de l’Asie, qui investit massivement dans la recherche, l’innovation, l’éducation et l’IA. »
La vérité est qu’on régresse, engoncés dans l’immobilisme et le manque de clairvoyance. Face aux GAFAM américains et BATX chinois, l’Europe a déjà perdu la première bataille dans la guerre des intelligences. La France était trois fois plus riche que Singapour en 1970. Aujourd’hui les habitants de Singapour ont le double de leur niveau de vie. Aujourd’hui, nous assistons à l’accélération de l’accélération, et l’Asie montre le chemin.
Il est indéniable que nous avons besoin d’arrimer notre économie au marché européen pour redémarrer notre croissance, mais nous devons être encore plus ambitieux, et se rapprocher aussi de l’Asie, et notamment de la Chine, pour quitter le trend actuel et faire un bond technologique.
Cette diversification se heurtera nécessairement aux aléas des relations internationales qui vont être marquées dans les années qui viennent par une nouvelle guerre froide. Cette tension entre les Etats-Unis et la Chine est violente et s’inscrit dans la durée, vers un découplage qui rendrait les économies chinoise et américaine moins interdépendantes, et vers une nouvelle mondialisation par axes, où Washington, même sous Biden, continuera de faire pression sur tous les pays pour exclure des sociétés chinoises. Cette tendance irrationnelle néo-bushienne va probablement s’accélérer et structurer nos relations.
Il est inéluctable que les tensions vont encore s’exacerber et que la rivalité va aller au-delà des échanges commerciaux, vers notamment de nouvelles normes mondiales sur les technologies émergentes telles que l’intelligence artificielle, l’informatique quantique et la 5G, mais aussi des équipements médicaux, de l’industrie pharmaceutique et des technologies vertes, ce qui forcerait plusieurs pays, dont la Tunisie, à choisir un camp.
La Tunisie doit pour cela adopter une nouvelle grille de lecture. Une approche géo-technologique, qui offre une compréhension du potentiel d’innovation, et qui tout en renforçant son rapprochement stratégique avec les Etats Unis4, et en poussant son intégration à l’espace économique européen, lui permette d’être libre de viser un partenariat plus ambitieux avec la Chine, et d’aller bien plus loin que le financement des infrastructures.

Le pire n’est pas certain
Pour conclure, dix ans après le « printemps arabe », il est nécessaire de repenser le rôle de l’Etat, de promouvoir le secteur privé et l’innovation, et de donner des opportunités aux jeunes.Il est temps que la société civile prenne la mesure des changements à venir et que les politiques prennent leurs responsabilités. La Tunisie doit prendre des mesures rapides et radicales en matière de droit (en assouplissant les contraintes actuelles qui portent sur les autorisations, le code de change archaïque, sur l’usage des données), de logistique (en privatisant la STAM5, et autres entreprises publiques qui bloquent le pays), de recherche (avec des universités plus performantes et de meilleurs liens entre recherche publique et privée), et d’éducation et formations (avec le recours aux EduTechs). Les nouvelles technologies nous permettront de retrouver la croissance.
Saura-t-on éviter une autre décennie de perdue ? Y-aura-t-il une prise de conscience ? Ou l’intérêt du pays et celui des politiciens garderont des logiques irréconciliables.

Notes
1Pour le capitalisme, le seul but de l’entreprise est de faire du profit pour ses actionnaires
2Ne produire qu’avec du capital amène à des rendements décroissants : plus le stock de capital (par exemple les machines) est élevé, moins on augmente le PIB en augmentant le stock de capital, donc moins on augmente l’épargne et l’accumulation de capital. A partir d’un certain moment, ce processus s’essouffle. Comme l’explique Robert Solow, pour générer une croissance soutenue, il faut du progrès technique améliorant la productivité des machines.
3Le pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob.
4 Le 21 mai 2015 la Tunisie est devenue allié majeur non-membre de l’OTAN.
5Société tunisienne d’acconage et de manutention

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