Tunisie : L’Etat d’exception

Il l’a fait. Kaïs Saïed a limogé Mechichi, gelé l’ARP et levé l’immunité de tous les députés. En activant l’article 80 de la Constitution de 2014, il a mis fin au printemps (règne) d’Ennahdha en Tunisie et à celui de l’islam politique au pouvoir. Les décisions du 25 juillet 2021 ne sont que le début d’un long processus de sauvetage de la Tunisie que Kaïs Saïed est appelé à définir et à démarrer le plus rapidement possible. Mais, il ne pourra rien faire seul. La balle est dans le camp des élites, des partis politiques, des organisations nationales, de la société civile et des citoyens pour reconstruire ensemble le printemps tunisien, une IIIe République économiquement prospère, garantissant les libertés et les droits de l’homme.

 Ce que les islamistes ont voulu et ont tenu à qualifier de coup d’Etat contre la révolution de 2011 et contre la démocratie, ressemble davantage à un coup de pied dans la fourmilière. Kaïs Saïed s’est basé sur l’article 80 de la Constitution de 2014 pour stopper une fuite en avant, une cavale vers l’inconnu, sachant que le processus démocratique est en panne depuis plusieurs années et que la situation économique, sociale et sanitaire est explosive. Il a osé ce que le défunt  Béji Caïd Essebsi a éludé, choisissant à la place un consensus avec Rached Ghannouchi. Kaïs Saïed a osé affronter Ennahdha. Il a refusé le consensus et fait preuve d’audace et de courage. Il a également pris beaucoup de risques. «Certains éléments d’Ennahdha  aiment le sang», affirme-t-il lors de la réunion du lundi 26 juillet avec les organisations nationales, tout en prévenant : «La force légale répondra par les armes à la première balle tirée».
Toutefois, les décisions du 25 juillet n’ont pas été une surprise pour les Tunisiens du point de vue de leur contenu, mais plutôt de celui du timing. Parce que ce sont leurs revendications et cela depuis de nombreux mois, pour en finir avec une démocratie biaisée, un système politique corrompu et incompétent et un Parlement où siègent des députés qui sont impliqués dans des affaires de corruption, de contrebande, de terrorisme, qui pratiquent la violence sous l’hémicycle entre eux et contre les symboles de l’Etat et qui ont fini par susciter le dégoût chez les Tunisiens. Kaïs Saïed est le seul à pouvoir le faire. Même les responsables politiques et les personnalités nationales lui ont reproché de ne pas prendre d’initiative pour arrêter les dégâts. Des leaders de l’opposition, comme Mohamed Abbou, lui avaient déjà recommandé d’activer l’article 80, mais le président a «choisi de patienter, d’attirer l’attention et de laisser le temps aux responsables de la dégradation de la situation générale du pays de rectifier le tir et de remettre les choses en place», a-t-il expliqué lors de la même réunion pour justifier son inertie qui a d’ailleurs impacté sa popularité dans les sondages. Mais à l’annonce de ses décisions, au soir du 25 juillet 2021,  Kaïs Saïed est redevenu le sauveur et ils ont été nombreux à sortir, dans toutes les régions, pour laisser éclater leur joie, bravant le couvre-feu sanitaire et les grands risques de contamination.  Quelques heures plus tôt, dans la journée, ils avaient battu le pavé, sous un soleil de plomb à plus de 40 degrés, pour crier leur ras-le-bol et revendiquer la chute du système politique en place.

Le printemps arabe ikhwani est mort
Ce 25 juillet 2021 a signé l’arrêt de mort politique d’Ennahdha, la mort du printemps arabe ikhwani. Rien ne sera plus comme avant ce 25 juillet 2021. C’est la troisième défaite successive et historique des islamistes en Tunisie, après la chute de la Troïka en 2013 (sit-in Arrahil) et l’importante érosion de son réservoir électoral aux élections de 2019 qui l’a acculé à s’allier avec son adversaire politique «corrompu». Le poids réel du parti islamiste ne lui permet pas en effet de gouverner seul ; sans un allié fort, comme Nidaa Tounes  puis Qalb Tounes, Ennahdha  n’aurait pas tenu au pouvoir pendant onze ans et Rached Ghannouchi n’aurait pas été le maître de la Tunisie post-révolution, alors qu’il est haï par la majorité des Tunisiens, plus de 90% dans les sondages.
Une nouvelle page est ouverte dans l’expérience démocratique tunisienne et le processus démocratique peut connaître un nouveau départ si Kaïs Saïed trouve des partenaires à la place des détracteurs.  Ces partenaires politiques et sociaux ont un rôle capital à jouer pour tout remettre en marche en élaborant ensemble une feuille de route pour l’étape à venir. La question qui s’impose aujourd’hui : qu’en sera-t-il d’Ennahdha et de Rached Ghannouchi ? Quelle place leur sera réservée ?
L’expérience des onze dernières années a démontré qu’ils ne savent pas gouverner, ignorent les règles et les contraintes de l’Etat et considèrent le pouvoir comme une récompense personnelle à leur militantisme idéologique. Ennahdha a pu infiltrer tous les rouages de l’Etat, mettre la main sur l’Administration, sur une partie des médias et sur un large pan de l’économie. Par ailleurs, des nahdhaouis dont Rached Ghannouchi en personne, sont accusés de blanchiment d’argent, de conflits d’intérêts, d’assassinats politiques, d’appareil sécuritaire secret… Les islamistes d’Ennahdha ont à choisir entre deux scénarios : baisser les armes et négocier une sortie honorable ou mettre le feu aux poudres et à la guerre comme à la guerre. Aux dernières nouvelles, Ghannouchi a choisi la première option, sans doute sous la pression étrangère du fait que les Etats-Unis d’Amérique et des pays européens, comme l’Allemagne, ne classent pas les décisions de Kaïs Saïed dans la catégorie coup d’Etat. Il ne reste plus à Ennahdha qu’à accepter de faire des sacrifices, de grands sacrifices, et de laisser les Tunisiens vivre et bâtir leur avenir en paix.

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