« La critique est aisée mais l’art est difficile ». Boileau
Depuis le temps des luttes anticoloniales à nos jours, la tendance islamiste cherche à occuper l’espace défendu, sans arrêt, par les partisans du choix séculier. Ces directions de pensée imprègnent le monde social à l’instant même où elles déteignent sur les individualités.
A la condition de ne pas figurer parmi les nouveaux-nés, chaque Tunisien aura vécu, à sa façon, le processus traversé par la société.
Aux origines étaient Bourguiba, Farhat Hached et Ben Salah, au débouché voici venus Ghannouchi, Abou Iyadh et Baghdadi. Outre ces personnages notoires au look bourguibiste, islamiste ou socialiste n’importe qui aura eu partie liée avec l’une ou l’autre de ces trois idéologies. Là, il n’y a ni simple citoyen, ni émir, ni roi, ni chef d’Etat. “Tous, vous êtes un dans le christ Jésus” écrivait le concepteur biblique. La même prescription inspire le texte coranique puis les injonctions charaïques.
En matière de connaissance de l’homme par l’homme, chaque personne projette un éclairage sur l’endroit d’où elle pense, parle et agit. Dans les années 70, au moment où je franchissais le seuil de son bureau après une brève discussion, Abdelkader Mhiri, doyen puis recteur mais sans cesse directeur adjoint du parti destourien me dit : « Ne croyez surtout pas que je vous considère comme un adversaire politique. Lorsque vous verrez ceux qui veulent nous succéder, vous comprendrez pourquoi je vous dis cela ». Au fil de cette formulation lapidaire mais prémonitoire le « je » désigne les destouriens, le « vous » chigne vers les marxistes et le « ceux » pointe vers les islamistes. « A l’Ouest, rien de nouveau ». Mais de nos jours, les bruits de bottes aux effluves sanguinaires martèlent à la fois les montagnes et les frontières. L’ample prise d’otages après les deux journalistes introuvables et les huits militaires décapités, portent atteinte au sens de la souveraineté selon des commentateurs indignés. A ce propos, mon voisin, longtemps « délégué » à Zaghouan et initié à l’univers politique me dit, ce mardi : « Que veux-tu y faire ? Ils reprochent à Taïeb Baccouche de ne pas dire grand chose, mais l’Etat ressent sa faiblesse et ne peut compter que sur la négociation pour libérer ses ressortissants. Ainsi, humilié plusieurs fois, un pays puissant aurait menacé de recourir à la guerre pour bien moins que ça ».
Faire de nécessité vertu
Mais après l’Irak détruit et livré, en partie, à Baghdadi, même la première puissance militaire prend quelques précautions. Dans ces conditions, Taïeb Baccouche, aussi peu volubile, contrôle à juste titre sa parole et paraît faire montre de vertueuse retenue. A usage interne, le ministre des Affaires étrangères « hausse le ton » et à usage externe il donne l’impression de baisser le caquet. Pour les deux journalistes kidnappés, le ministre des Affaires étrangères a beau jeu de reporter la responsabilité, à tort ou à raison, sur le gouvernement précédent. Mais la nouvelle prise des 170 otages échappe à l’argumentation classique, trop classique, du genre ikhta raci wadhreb (épargne ma tête et frappe). Certes, les islamistes, petits copains des salafistes, étaient à la manœuvre pour laisser faire au temps de Mehdi Jomâa, mais ils sont bien loin d’avoir disparus maintenant malgré l’inculpation d’un Abou Iyadh en cavale par monts et par vaux.
A quoi sert de menacer de manière velléitaire. Une fois bloquée par ses conditions d’impossibilité, une menace abandonne l’espace aussitôt livré à des justifications où la casuistique prend place.
Mais vu la déliquescence d’une situation amère bien maline qui prétendrait pouvoir mieux faire, tout discours, celui de Baccouche ou d’un autre, dépend du lieu social d’où il est proclamé. Par ce biais, l’actualité projette un éclairage rétrospectif sur le passé. L’histoire conflictuelle des rapports établis entre sécularisme et islamisme conduit, aujourd’hui, la Tunisie à tâcher de conjurer le spectre du daechisme. En dépit de l’antagonisme doctrinal, des alliances opportunistes eurent lieu entre les destouriens et les islamistes pour sabrer les marxistes.
Lors des manifestations estudiantines où figuraient, avec d’autres, Hamma Hammami, Raoudha Gharbi ou Tahar Chagrouch, les islamistes arrêtés circulaient quelques jours après… De même, dans la Troïka, deux personnages classés de gauche, acceptent les strapontins offerts par l’islamisme au pouvoir. Les prises de position à compatibilité idéologique insoutenable composent des alliances à géométrie variable. Maintenant, d’anciens amants fidèles au marxisme-léninisme trouvent un certain charme aux destouriens devant les espèces d’islamisme. Car, eu égard au choix séculier, ces vieux ennemis jurés mènent le même combat pour le vision, presque partagée, du bien-vivre dans la cité.
Dans la mesure où il prend ses distances vis-à-vis du couple, Abou Iyadh-Baghdadi, le cheikh Rached Ghannouchi accomplit un petit pas inavoué vers Hamma Hammami, même si tous les nuages ne sont pas disposés à se laisser dissiper pour la raison que chacun sait.
Montagnard, érudit ou salonnard, l’islamisme local pousse des pseudopodes à l’échelle mondiale. Ghannouchi n’est rien sans l’appartenance de son idéologie à ses parentes libyenne, algérienne, nigérienne, somalienne, yéménite, malienne, syrienne ou irakienne, sans oublier l’Afghanistan et le Pakistan. Les talibans signifièrent leur allégeance à l’autoproclamé Emir al mouminine.
Ceux-ci comptent plusieurs poseurs de mines au djebel Ouergha ou ailleurs. Les embarqués dans la galère des affaires étrangères ont donc fort à faire.