Tunisie-Libye: Le mur !

Bien qu’envisagé depuis l’attentat du musée du Bardo, l’établissement d’une frontière « physique » entre la Tunisie et la Libye vient d’être mise en œuvre à un moment où l’annonce de l’état d’urgence provoque déjà des controverses.

Histoire de la frontière entre la Tunisie et la Libye
La frontière séparant la Libye et la Tunisie selon un tracé long de 459 kilomètres, a été définitivement finalisée le 19 mai 1910, à peine une année avant l’arrivée des Italiens en Libye. Le poste frontalier de Ras Jedir est la principale entrée de cette frontière dans les deux sens. Situé dans le sud-est de la Tunisie, il est à 580 kilomètres de Tunis, à 25 kilomètres de la ville tunisienne de Ben Guerdane et à 169 kilomètres de Tripoli. Le deuxième poste frontalier se situe à Ouazen-Dhehiba et qui donne accès au djebel Nefoussa côté libyen et la ville de Remada côté tunisien. Après un conflit porté devant la Cour internationale de justice en 1977, la frontière est ouverte en 1987, ce qui permet une explosion des migrations et des échanges commerciaux à partir de cette date mais a eu aussi pour conséquence une flambée de la contrebande et de l’immigration illégale. En 2011, en raison de la révolte en Libye, la situation au niveau de la frontière devient critique aux yeux des organisations internationales, un nombre important de Libyens, mais aussi d’Égyptiens et de Tunisiens vivant en Libye, cherchant à fuir le pays sont venus s’agglomérer dans la région. Cette frontière fut souvent utilisée par le régime de Kaddafi pour faire pression sur la Tunisie par le renvoi des travailleurs et sa fermeture aux mouvements de véhicules et de personnes.

Un ouvrage et un coût
Bien que les travaux furent initiés depuis le mois d’avril dernier, l’annoce officielle du ministère de la Défense est venue donner des précisions claires sur la nature de cette œuvre sécuritaire. Les délais prévus initialement sur deux ans, viennent d’être écourtés en raison des circonstances sécuritaires et en raison du dernier attentat de Sousse et seront finalement achevés fin 2015.
Le porte-parole du ministère de la Défense a donné des précisions concernant cette frontière : Il s’agit de creuser des tranchées et des murs de sable difficiles à franchir par les véhicules.
Les barrières de sécurité consistent en un ensemble de tranchées et de murs de sable construits tout au long de la frontière tuniso-libyenne. A ce dispositif quasiment militaire qui n’est pas onéreux selon le ministre de la Défense et ne coûterait que 10 millions de dinars, le deuxième dispositif plus élaboré et sophistiqué consiste à mettre sur pied un dispositif de contrôle électronique, équipé de radars terrestres fixes ou mobiles. Ce dispositif onéreux en l’occurrence (150 millions de dinars) aidera à la surveillance de tout le tracé frontalier (459 km) et qui vise à contrôler le mouvement des personnes et des véhicules. Il s’agit aussi de mettre en place des caméras fixées sur des tours de contrôle tout au long de la frontière tuniso- libyenne outre la mobilisation d’un contrôle aérien au moyen de drones. La première tranche de ces travaux ira de la ligne Ras Jedir vers le deuxième point de Dhehiba-Ouazen, sur une longueur totale de près de 170 km.
Les drones seront aussi déployés pour surveiller cette frontière et prendre des photographies sur d’éventuels dangers : mouvement de groupes armés, de caravanes, de personnes et toute tentative de vandalisme pour ouvrir des brèches sur cette frontière « physique ». L’Etat doit être présent et ce ne sont pas des contrebandiers qui feront la loi sur ce qui a été considéré un « no man’s land ».

Terrorisme et contrebande : l’intime alliance
En 1987, les mouvements transfrontaliers étaient presque nuls, mais ont explosé à partir de cette date. En 1988, ils ont atteint 3,2 millions de passages et en 1989 prés de 3,9 millions. Fait notable, ils vont dans les deux sens. Depuis, les mouvements varient chaque année entre 2,7 et 4 millions. Le poste frontalier majeur de cette frontière, Ras Jedir, a alors pris toute son importance. Il totalise à lui seul 71,5 % du trafic transfrontalier terrestre du pays, soit presque les trois quarts. Il est ainsi le lieu d’environ 3,3 millions de mouvements par an. La part des Tunisiens varie en moyenne entre 40 et 50 % des personnes passant par ce poste. Entre 1989 et 1996, cette part est devenue plus importante et tourne autour de 50-60 % à cause de la chute du tourisme des Libyens en Tunisie, la Libye étant alors sous embargo et en difficulté économique et sociale. Ceci explique la chute des flux de personnes passant par Ras Jedir. Ce chiffre passant d’une pointe de 4,9 millions en 1991 à 2,7 millions en 2002. À partir de 2001 et surtout 2002, le trafic transfrontalier reprend des deux côtés ; durant cette dernière année, le trafic des Libyens est de 2,5 millions et celui des Tunisiens de 2 millions.
Parallèlement à la circulation des personnes s’est aussi développée la libre circulation des biens et des produits de consommation courante (sauf pour l’électroménager qui circule par la contrebande) faisant « de la région transfrontalière tuniso-libyenne un immense hypermarché informel à ciel ouvert ». En Tunisie, ce sont surtout les gouvernorats de Tataouine et de Médenine qui sont concernés par les relations humaines et commerciales.
Les augmentations successives des prix des hydrocarbures en Tunisie avaient rendu le trafic de ce produit hautement rentable. Les habitants de la frontière n’hésitent plus à faire des entrées quotidiennes et remplir leurs réservoirs pour revendre leur contenu tout au long de la route Ras-Jedir-Gabès, voire Sfax. Ce trafic s’est dangereusement aggravé après 2011 puisque de nombreux trafiquants s’adonnent désormais à un commerce beaucoup plus lucratif, celui des armes surtout vers la Tunisie. Plus de 25 millions de pièces d’armes circulent librement en Libye et ce, en l’absence de tout contrôle de l’Etat. Il y a une moyenne de 5 armes par habitant en Libye. Les milices armées estimées à plus de 200 règnent réellement sur tout le territoire de ce pays. L’entité politique obéit aux ordres de ces milices et non le contraire : c’est la réalité ! Les dépôts d’armes découverts à Medenine et d’autres localités du sud et même dans la banlieue de Tunis (Douar Hicher) donnent raison à l’Etat de vouloir mettre un terme à cette frontière poreuse.
Les assaillants du musée du Bardo n’ont-ils pas subi leurs entraînements en territoire libyen ? Ce jeudi 9 juillet, l’ONU déclare qu’il existe plus de 1500 Tunisiens actifs auprès d’organisations terroristes en Libye et 3500 entre la Syrie, l’Irak et le Yémen. Ces réalités font froid dans le dos et il ne faudrait pas être un génie pour imaginer que ces terroristes tenteront de déstabiliser la Tunisie par une entrée clandestine à travers les frontières surtout terrestres. Quand on sait que Daech n’a pas hésité à considérer la Tunisie comme « un territoire à reconquérir », investir 150 millions de dinars dans un tel projet serait peu de choses pour la sécurité du pays.

Contrôle plus strict des flux
On estime à plus de 8.000 militaires mobilisés tout au long de la frontière tuniso-libyenne sans compter les forces de la Garde nationale, de la Douane et de la Police et la Protection civile. Quand on connaît la complaisance dont bénéficient certains trafiquants, mettre la frontière sous contrôle militaire évitera certainement de nombreux dérapages. L’entretien de ces troupes s’avère onéreux et inefficace. On a vu récemment le passage de 33 personnes qui ont pu fuir à travers la frontière et rejoindre la ville de Nalut. Ce dispositif pourrait pallier à la déficience humaine dans des endroits désertiques et inhabités.
L’armée pourrait alors se tourner vers d’autres missions, certainement beaucoup plus pointues, notamment la lutte contre le terrorisme et la sécurisation des villes puisqu’elles sont, elles aussi et plus que jamais, visées par le terrorisme.
Les deux autres frontières aériennes et maritimes seront certainement plus faciles à contrôler. Ce qui justifie la mobilisation sur cette frontière terrestre, c’est surtout la facilité de pénétration d’hommes et de véhicules. L’entrée de marchandises illicites, d’armes sont en train de faire perdre à la Tunisie une fortune considérable alors que l’économie nationale tente de se redresser.
Au delà du souci sécuritaire, certes, une condition sine qua non de toute stabilité économique et sociale, faut-il penser à mettre en œuvre en plus des plans économiques viables pour les zones frontalières ? La réponse ne peut être que positive. Il faudra engager un véritable plan Marshall pour nos frontières terrestres libyennes ou algériennes. Eriger des zones de libre-échange pourrait être le meilleur relais pour les habitants intégrés depuis longtemps dans la contrebande et le trafic. Quand on parle d’économie parallèle, il faut donner des moyens aux habitants de s’engager dans le commerce officiel. L’exemple de nombreux pays européens est à méditer car la frontière n’est pas seulement une menace, elle pourrait être aussi un moyen de développement économique considérable qui profiterait à l’ensemble de la région.

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