Tunisie-Maroc : Orage d’été ou tempête sahraouie ?

Comme s’il n’y avait pas suffisamment de tensions internes, de polémiques, de perspectives économiques et sociales alarmantes, de pénuries de produits alimentaires et de carburants qui vont aller crescendo à cause de la flambée des cours mondiaux conséquents à la guerre russo-ukrainienne et d’ingérence étrangère dans les affaires politiques tunisiennes ! Il a fallu qu’un pays voisin, supposé ami, y mette son grain de sel pour faire de l’ombre à une rencontre régionale multilatérale (en ces temps de crises) préparée avec minutie depuis plusieurs mois conjointement par la Tunisie, pays hôte, le Japon et l’Union africaine.  Incident diplomatique, rappel des ambassadeurs respectifs. Le Maroc ira-t-il jusqu’à prendre des sanctions contre la Tunisie au risque de s’isoler dans sa région, le Maghreb ?
Soixante six délégations officielles de 48 pays africains dont 20 chefs d’Etat et de gouvernement ont participé à la huitième édition de la Conférence internationale de Tokyo sur le développement en Afrique (TICAD 8, Tunis, 27 et 28 août 2022) aux côtés de l’ONU, représentée par le PNUD, et la Banque mondiale. Une gageure en ces temps, où le monde entier est embarqué dans un bras de fer mondial, un conflit armé qui peut à tout moment basculer dans une troisième guerre mondiale, et à la veille d’une rentrée politique, économique et sociale particulièrement compliquée dans bon nombre de pays, dont beaucoup font face à une sécheresse inédite (Europe, Etats-Unis, Mexique) et d’autres sont le théâtre d’inondations dévastatrices historiques (Pakistan). 
Avec l’enlisement de la guerre en Ukraine et ses crises collatérales, énergétique et alimentaire, hormis le G7 et le G20 dictés par la conjoncture internationale agitée, aucune autre conférence internationale ou régionale d’ordre économique n’a été organisée cet été. La TICAD 8 en est l’exception et la Tunisie a démontré ainsi qu’elle est capable, comme toujours, d’abriter des événements d’envergure, en toute circonstance, et qu’elle est prête pour le prochain grand rendez-vous : le 18e Sommet de la Francophonie en novembre prochain.

Diversion
Mais, coup de théâtre. Le frère et voisin marocain a décidé de boycotter la rencontre. Alors que les objectifs de la TICAD 8 étaient de promouvoir un nouveau mode de développement en Afrique basé sur l’innovation, l’économie verte et la digitalisation, et que le Japon, par la voix de son Premier ministre, Fumio Kishida, s’est engagé à accorder un soutien de 30 milliards de dollars à l’Afrique sur les trois prochaines années, c’est un incident diplomatique qui s’est invité à la veille du démarrage des travaux de la conférence pour faire diversion et détourner l’attention et les caméras. L’auteur en est le Maroc qui a décidé de ne pas participer à la conférence et même de rappeler son ambassadeur à Tunis.  La raison : l’accueil réservé au président de la RASD par le président tunisien. Le ton du communiqué du ministère des Affaires étrangères marocain est sans équivoque, inamical. Il accuse la Tunisie d’être « hostile », de « multiplier les positions et les actes négatifs à l’égard du royaume » (les griefs sont donc anciens) et de commettre « un acte grave » en référence à l’accueil réservé «au chef de la milice séparatiste ». C’est l’affaire du Sahara occidental, dans laquelle la Tunisie n’a aucun intérêt de quelque ordre que ce soit, qui s’invite donc de manière impromptue dans le forum continental et régional. 
La réponse des autorités tunisiennes au communiqué marocain est venue également dans un communiqué du ministère des Affaires étrangères pour dénoncer des « contrevérités », pour rejeter « l’affront inacceptable à l’encontre de la République tunisienne » et pour faire la mise au point qui s’impose. Le communiqué rappelle l’attachement de la Tunisie à la neutralité dans l’affaire du Sahara occidental et son respect des résolutions des Nations unies et celle de l’Union africaine dont la RASD est l’un des membres fondateurs (1982) et reconnu par 24 pays membres de l’ONU (pas la Tunisie). « Il s’agit d’une position intangible tant que les deux parties n’auront pas trouvé de solution pacifique et acceptable par tous », précise le communiqué. Et de préciser encore que, contrairement à ce qui a été indiqué dans le communiqué marocain, l’Union africaine et la Commission africaine avaient tour à tour convié tous les membres de l’Organisation à participer à la TICAD 8, y compris la République sahraouie, soulignant que ces deux invitations ont émané des décisions du Conseil exécutif de l’UA réuni les 14 et 15 juillet dernier en Zambie, réunion à laquelle a pris part la délégation marocaine. En outre, les autorités tunisiennes ont tenu à exprimer leur étonnement, d’autant que le Maroc et la RASD ont tous les deux participé aux deux dernières TICAD (TICAD 6 au Kenya 2016 et TICAD 7 au Japon 2019) et au dernier sommet Afrique-Europe en février 2022 à Bruxelles. Une précision qui laisse penser que la réaction du Maroc est excessive à l’égard de la Tunisie. Et l’on peut comprendre pourquoi : le renforcement des relations tuniso-algériennes et le rapprochement des vues des présidents Saïed et Tebboune sur les questions géopolitiques et sur la cause palestinienne dans un contexte de tensions exacerbées entre le Maroc qui contrôle 80% du territoire sahraoui et l’Algérie qui soutient le front indépendantiste le Polisario. 
Le rapprochement de la Tunisie et de l’Algérie n’est pas pour plaire au Roi du Maroc qui, dans son récent discours prononcé à l’occasion du 69e anniversaire de la révolution du Roi et du peuple, a encore une fois appelé les pays à éclaircir leur position sur la question du Sahara et plus précisément sur « la marocanité » de ce territoire sahraoui. « La position des pays par rapport à « la marocanité » du Sahara occidental est le baromètre de nos relations avec les pays », a-t-il dit en substance. A noter que Brahim Ghali est arrivé à Tunis dans un avion officiel algérien, le même qui transportait la délégation du Burundi. L’image n’est pas passée inaperçue à Rabat.

Surenchères
En acculant les pays à prendre position, Mohammed VI somme les dirigeants à sortir de leur neutralité et à choisir leur camp en vertu du principe « avec moi ou contre moi ». Un paradigme qui ne s’inscrit pas forcément dans le cadre des intérêts propres des autres pays, proches ou non du Maroc. Mais Mohammed VI semble être passé à la vitesse supérieure, il ne craint pas d’élargir le conflit à toute la région même si cela peut aggraver la situation sécuritaire qui prévaut en Afrique du Nord et au Maghreb en particulier, siège de la poudrière libyenne. 
L’attitude belliqueuse et arrogante du Maroc à l’égard de la Tunisie a trouvé des justifications du côté des « amis » du royaume et des opposants à Kaïs Saïed à pied d’œuvre depuis plus d’un an, depuis le 25 juillet 2021, mais a aussi soulevé une vague de critiques qui ont épinglé la politique de deux poids deux mesures du Maroc dans cette affaire du Sahara occidental. En effet, le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères a tenu des propos à la télévision espagnole (TVE) pour le moins qu’on puisse dire inquiétants pour le Maroc. Dans une très récente interview, Joseph Borel a, en effet, déclaré en réponse à une question sur le Sahara occidental que « la position de l’UE, y compris celle de l’Espagne, défend la tenue d’une consultation afin que ce soit le peuple sahraoui qui décide de son avenir ». Ce que le Maroc refuse. Et c’est son choix. Mais force est de constater que l’ambassadeur du Maroc à Bruxelles n’a pas été rappelé pour autant. Ce choix ne peut donc pas être imposé à d’autres pays pour lesquels la question du Sahara occidental ne fait pas partie de leurs priorités ni de leurs intérêts. Le plus étonnant est que, selon certaines sources d’information, l’incident diplomatique ne va pas s’arrêter là. Le correspondant d’Al Jazira à Rabat a laissé entendre que le Maroc envisage d’imposer des sanctions à la Tunisie. Une première dans l’histoire de la Tunisie qui se verrait infliger des sanctions par un de ses voisins maghrébins pour avoir veillé à ce que tous les participants à la TICAD 8 et hôtes de la Tunisie soient reçus dans les normes de la bienséance et de l’hospitalité légendaire de la Tunisie. A noter que les échanges commerciaux entre les deux pays et les investissements bilatéraux sont endeçà des capacités des deux pays. 
La Tunisie a fourni des explications à ce que le Maroc considère comme un acte hostile, mais elle a également rappelé son ambassadeur, par principe de réciprocité. Dans le communiqué du ministère des Affaires étrangères, la Tunisie a assuré de son souci à préserver les relations fraternelles et historiques avec le peuple marocain, mais également de son attachement à la non-ingérence dans les affaires internes des pays et à la souveraineté de leurs décisions. Dans ce registre, Kaïs Saïed ne badine pas. Le respect de la souveraineté nationale est son leitmotiv, cela coûtera ce que cela coûtera. Il a tenu les mêmes propos avec de hauts dirigeants politiques américains et européens qui, à n’en point douter, font preuve d’intelligence et de tact.  
L’heure n’est pas aux querelles de voisinage mais à la préparation d’une rentrée pas comme les autres, une rentrée politique au rythme des contestations contre les élections législatives anticipées du 17 décembre prochain et la loi électorale que Kaïs Saïed est en train de concocter tout seul au grand dam des partis politiques en proie à l’inquiétude et à l’angoisse de l’inconnu.  

Vif échange de communiqués
La présence du leader du Front Polisario à la Ticad 8 qui s’est tenue les 27 et 28 août 2022, et l’accueil qui lui a été réservé n’ont pas plu au Maroc. En réponse au communiqué du ministère des AE tunisien, les Affaires étrangères marocaines ont accusé, dans un communiqué, la diplomatie tunisienne d’avoir tenté « de justifier a posteriori l’acte hostile et profondément inamical commis à l’égard de la Cause nationale première et des intérêts supérieurs du Royaume du Maroc ».
Elles considèrent que la réponse des Affaires étrangères tunisiennes « contient de nombreuses approximations et contrevérités », expliquant que la Ticad « ne constitue pas une réunion de l’Union africaine, mais un cadre de partenariat entre le Japon et les pays africains avec lesquels il entretient des relations diplomatiques. La TICAD fait, ainsi, partie des partenariats africains, comme il en existe avec la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie ou encore les Etats-Unis, et qui ne sont ouverts qu’aux Etats africains reconnus par le partenaire. En conséquence, les règles de l’Union africaine et son cadre de travail, que le Maroc respecte entièrement, ne s’appliquent pas en l’occurrence ».  
Concernant l’invitation du chef du Front Polisario, le ministère marocain des AE avance qu’« il a été convenu dès le départ et avec l’accord de la Tunisie, que seuls pourront prendre part à la TICAD, les pays ayant reçu une invitation cosignée par le Premier Ministre japonais et le Président tunisien. Une note verbale officielle diffusée par le Japon, le 19 août 2022, souligne explicitement que cette invitation cosignée est « l’unique et authentique invitation sans laquelle aucune délégation ne sera autorisée à participer à la TICAD 8 », en précisant que « cette invitation n’est pas destinée à l’entité mentionnée dans la note verbale du 10 août 2022 », c’est-à-dire l’entité séparatiste. C’est dans ce cadre que 50 invitations ont été envoyées aux pays africains qui ont des relations diplomatiques avec le Japon. La Tunisie n’avait donc pas le droit d’établir un processus d’invitation unilatéral, parallèle et spécifique à l’entité séparatiste, contre la volonté explicite du partenaire japonais ». 
« Le communiqué de la Tunisie fait preuve de la même approximation sur la position africaine. Cette position a toujours été fondée sur une participation inclusive des Etats africains, et non pas des membres de l’UA. Elle est fondée sur la Décision 762 du Sommet de l’UA, qui précise que le cadre de la TICAD n’est pas ouvert à tous les membres de l’UA, et que le format est défini par la même décision et par les arrangements avec le partenaire. Même la résolution du Conseil exécutif de Lusaka de Juillet 2022, s’est contenté d’« encourage[r] l’inclusivité » tout en la conditionnant par « la conformité avec les décisions pertinentes de l’UA », en l’occurrence la Décision 762 », a-t-on noté. 
« Pour ce qui est du fond de la neutralité et de la référence du Communiqué au «respect des résolutions des Nations unies» par rapport à la question du Sahara, il faut rappeler que l’abstention surprenante et inexpliquée de la Tunisie lors de l’adoption de la résolution 2602 du Conseil de sécurité, en octobre dernier, jette un doute sérieux et légitime sur son soutien au processus politique et aux résolutions des Nations unies. Par rapport, enfin, à l’accueil réservé par le chef de l’Etat tunisien au chef de la milice séparatiste, la référence obstinée du1912 communiqué tunisien à « l’accueil des invités de la Tunisie sur un pied d’égalité » suscite la plus grande surprise, sachant que ni le gouvernement tunisien ni le peuple tunisien ne reconnaissent cette entité fantoche. Il témoigne d’un acte d’hostilité aussi flagrante que gratuite, et qui n’a rien à voir= avec la « tradition d’hospitalité tunisienne » qui, en tout état de cause, ne peut en aucun cas s’appliquer aux ennemis des frères et amis qui ont toujours été aux côtés de la Tunisie dans les moments difficiles ».  
Dans la nuit précédant l’ouverture de la TICAD 8, un échange vif par communiqués a eu lieu entre les départements des Affaires étrangères des deux pays. 
En plus de la publication du communiqué incendiaire qui s’est attaqué frontalement à la Tunisie et à son président, le Royaume a rappelé son ambassadeur à Tunis. La diplomatie tunisienne a, elle, réagi, de même. 

(Dossier à lire dans Réalités magazine N°1912) 

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