Tunisie : Reprise économique et inflexion politique

Par Asef Ben Ammar*

Alors que le taux de croissance économique commence à sortir la tête de l’eau approchant les 3%, l’ambiance politique pique du nez, avec des tensions insoutenables par une économie convalescente. Deux tendances évoluant en ciseau, dans un climat délétère et tendancieux pouvant étouffer les balbutiements de la reprise économique.
Est-ce un point d’inflexion de la transition démocratique en Tunisie? Ou est-ce un autre fléchissement commandité par les manœuvres politiciennes d’un parti religieux arrogant et omniprésent dans les diverses instances politiques, gouvernementales et municipales ?
Deux questions stratégiques et lourdes de conséquences pour l’expérience démocratique tunisienne. Ces questions taraudent les esprits et font sourciller les instances internationales. Et pour cause, les enjeux et les réponses à ces questions vont déterminer la viabilité de la transition démocratique dans le pays initiateur et seul rescapé du Printemps arabe.

Une économie encore convalescente !
En 2011, tous en Tunisie et ailleurs, s’attendaient à ce que la transition démocratique libère automatiquement les initiatives, fouette l’investissement et remette les gens au travail et à la production de la richesse. Peine perdue, et 8 ans après, les investissements se sont contractés comme jamais, passant de 24 % du PIB en 2011, à moins de 15% actuellement. L’inflation grimpe à 8% et ne désarme pas. La dévaluation du dinar, de 60% en 6 ans, ruine le pouvoir d’achat du citoyen, érodant au passage la confiance et mettant à plat les espoirs associés à la transition démocratique. Le chômage se durcit, l’indiscipline budgétaire et le fardeau de dette écrasent les marges de manœuvre gouvernementales. Les doutes s’installent et les amertumes s’empilent, chez les riches comme chez les pauvres, dans le Sud comme dans le Nord du pays.
Mais voilà et depuis quelques mois, les tendances négatives commencent à fléchir. Avec la résilience de l’aide internationale, le dévouement de certaines élites, la sécurisation progressive du pays et une relative stabilité politique, les touristes commencent à revenir en Tunisie, les investisseurs se décrispent, les exportations repartent à la hausse et plusieurs nuages menaçants se dissipent progressivement.
Le taux de croissance montre des signes de reprise, après avoir touché le fond, 7 années durant. Une vraie locomotive qui doit être boostée et stimulée pour repartir de plus belle. Certes, il s’agit d’un taux de croissance en convalescence qui monte progressivement, tout en restant en deçà de ce qui est requis pour faire une création nette de l’emploi productif et l’accumulation de réelles richesses. Tous s’attendaient à une éclaircie porteuse d’espoir et d’apaisement. Il fallait atteindre au moins 4% de croissance économique par an, pour baisser d’un 1% du taux de chômage.
Mais hélas, et contre toute attente, le syndicat des travailleurs remonte aux barricades et décrète une grève générale des fonctionnaires à la grandeur du pays. La présumée coalition au pouvoir depuis 2014 s’éclate en morceaux, Essebsi et Ghannouchi, les deux vieux de la vieille élite commencent à se faire la gueule et à se donner des coups bas. Et rebelote, les ingrédients de la gabegie pointent du nez. Les médias soufflent sur les braises, les élites politiques de Tunis se remettent à se tirer les chignons, multipliant les doigts d’honneur aux adversaires politiques et ultimement à la décence de la communication publique. Tout cela se fait au grand jour, sur les plateaux de télévision et sans tenir compte de la convalescence de l’économie et du sentiment de sécurité que commencent à ressentir les touristes comme les investisseurs internationaux.

Un contexte politique miné par le parti religieux et son leader Ghannouchi
Bien installé dans les principaux ministères des gouvernements successifs de l’après 2011, et pratiquement majoritaire au parlement et omniprésent dans les instances municipales, Ennahdha durcit son discours, bombe le torse, attise le feu de la chamaillerie et ne cache plus son jeu, allant jusqu’à semer la zizanie entre les deux principales instances du pouvoir exécutif (le gouvernement et la présidence).
Après une coalition de façade avec le parti au pouvoir et notamment avec Béji Caïd Essebsi, président élu (92 ans), Ghannouchi (77 ans), le fondateur du parti islamiste Ennahdha, retrouve ses réflexes fanatiques, montre son vrai visage de religieux insoucieux du bien-être matériel des citoyens et fondamentalement contre le progrès. Il se met à signer des communiqués tard dans la nuit, il brigue ouvertement des veto contre des ministres ayant fait leur preuve, allant jusqu’à menacer ouvertement certaines institutions et personnes élues au suffrage universel. Le tout pour intimider et se mettre en mode de conquête des élections présidentielle et législatives prévues dans quelques mois.
Et cela tombe au plus mal et très mal! Après un attentat terroriste manqué de peu en plein Tunis (il y a quelques semaines), la recrudescence des revendications pour identifier les tueurs de deux leaders politiques antireligieux en 2013, Ghannouchi veut faire la loi : imposer le plus de ministres religieux, mettre son véto contre d’autres et retrouver sa vraie nature d’homme politique qui n’a jamais respecté la société civile et n’a jamais rien compris à la démocratie et à ses enjeux économiques. Pire encore, il accuse certains ministres de la coalition de corruption, sans preuve, alors que la quasi-totalité de ses élus religieux a accumulé des richesses inouïes en peu de temps, se trouvant très proche des réseaux de contrebande et dominant la gestion municipale dans quasiment toutes les régions limitrophes et les souks parallèles. Des milliards de dinars transitent par ces souks et marchés tombés sous les dictats des barbus, salafistes de tout acabit.
L’agressivité endémique du discours religieux de Ghannouchi et de ses adeptes, est relayée par ses imams dans les mosquées et même au parlement. Tout indique que la machine électorale d’Ennahdha est déjà en marche, et ce dans la perspective des élections présidentielle et législatives prévues en 2019. Un allumage précoce et symptomatique des ambitions voulant «islamiser» au maximum le processus de transition démocratique et poser le carcan religieux sur toute la gestion de la vie collective et l’espace politique.
En même temps, les pressions politiques de la société civile, conjuguées à des ressentiments et conflits accumulés au sommet de l’État, ne baissent pas les bras et font monter aussi la pression. Suffisamment pour plomber l’ambiance et faire repartir en même temps la machine judiciaire, notamment pour élucider des crimes attribués à des intégristes religieux (assassinats de deux militants de gauche) et mettre la lumière sur les rouages clandestins de ce parti fondé sur le double discours, l’omerta et la versatilité des valeurs religieuses affichées.

Risques et périls du contexte
La transition démocratique en Tunisie ne peut se permettre de tels risques et ne peut tolérer de telles menaces d’hommes fanatisés par des repères sclérosés par la haine et par un discours propagandiste, et insensibles aux enjeux de la transition démocratique en Tunisie.
Pour protéger la timide reprise économique et ultimement sauver ce qui reste des ambitions de la révolte du jasmin, la Tunisie doit faire son choix : démasquer le fanatisme religieux d’Ennahdha ou sacrifier l’ensemble de son processus de transition démocratique. Le point d’inflexion est clairement atteint et les arbitrages sont désormais incontournables. Il faut à tout prix préserver la transition démocratique et endiguer les velléités de ceux qui veulent imposer la religion dans tous les rouages de l’État et dans toutes les ramifications du service public. La démocratie tunisienne ne peut pas survivre sans progrès économique et création de richesses matérielles. Or, cet impératif semble ne pas être partagé par les valeurs religieuses d’Ennahdha et alliés.
Il y va de la viabilité de la transition démocratique et du bien-être économique des citoyennes et citoyens de ce pays berceau du printemps arabe.

* Ph.D

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