Turquie: La chute du faucon vert ?

 

Deux fils de ministres proches d’Erdogan ont été arrêtés pour corruption samedi dernier; Baris Güler, fils du ministre de l’Intérieur Muammer Güler et Kaan Caglayan, fils du ministre de l’Économie Zafer Caglayan. Egemen Bagis, chargé des Affaires européennes et Erdogan Bayraktar, ministre de l’Urbanisme, sont également concernés par le scandale ainsi qu’une cinquantaine de personnalités turques.

La police, n’ayant pas mis sa tutelle politique dans la confidence de l’enquête, a surpris le pouvoir par l’éclatement de l’affaire et l’a déstabilisé. La réponse du gouvernement n’a pas tardé à l’encontre du corps sécuritaire. Ce sont là les prémices d’un changement du paysage politique turc et partant… régional ?

 

Le scandale survient en effet quatre mois avant les élections municipales et l’enquête avait débuté depuis des mois. Ce ne sera pas sans conséquence sur les résultats de cette échéance électorale.

Malmené par des émeutes, le pouvoir turc se retrouve entre deux écueils : d’un côté, l’arrestation de nombreuses personnalités, outre les deux fils des ministres pour corruption, et, de l’autre, il est accusé de vouloir se venger en effectuant une purge au sein de la police.

 

Plusieurs fronts

Deux affaires de corruption ont éclaté simultanément ébranlant le parti au pouvoir. La première concerne des marchés publics immobiliers et regroupe Abdullah Oguz Bayraktar, fils du ministre de l’Environnement, Erdogan Bayraktar, le maire de Fatih à Istanbul et membre du parti au pouvoir, le parti de la Justice et du développement, AKP et Ali Agaoglu, patron du groupe éponyme et l’un des plus importants dans les travaux publics. Le deuxième trafic portant sur le blanchiment d’argent, la fraude et la corruption dans des affaires de ventes d’or et d’échanges financiers entre la Turquie et l’Iran et dont les principaux protagonistes sont Suleyman Aslan, PDG de la banque Halk Bankasi et Reza Zerrab, homme d’affaires, ainsi qu’une vingtaine de personnalités, risque de mettre l’AKP — et à sa tête Recep Tayyip Erdogan — dans la difficulté face à l’allié américain qui a imposé un blocus sur l’État perse.

Le pouvoir islamiste en Turquie, dont l’un des chevaux de bataille est la lutte contre la corruption, s’est retrouvé dimanche dernier face à une vague de protestation. En effet, 10.000 manifestants ont exprimé leur exaspération contre la montée de la corruption en Turquie, ainsi que contre les projets d’urbanisation. Des heurts ont eu lieu à Istanbul avec la police qui a fait usage de gaz lacrymogène, de canons à eau et de balles en caoutchouc pour disperser les protestataires.

Ainsi, le scandale a réanimé les contestations ayant débuté en juin dernier et ayant déjà ébranlé le gouvernement.

En même temps, une cinquantaine de hauts responsables de la police, accusés par le Premier ministre turc d’abus de pouvoir, ont été limogés depuis jeudi dernier ainsi que 70 chefs de section. La vague de limogeage est directement liée aux affaires de corruption venant d’éclater, Recep Tayyip Erdogan ayant également souligné l’incompétence du corps dans la gestion des affaires de corruption. Un nom est évoqué dans l’orchestration de l’affaire «Fethullah Gülen», leader d’une confrérie portant le même nom. Il vit en Pennsylvanie… et Erdogan, évoquant un complot, l’accuse, sans le citer, en parlant de forces de l’ombre et d’État dans l’État.

Le pouvoir turc se retrouve alors en conflit sur plusieurs plans : juridique, populaire et sécuritaire. À cela s’ajoute la tension qui monte face aux déclarations américaines…

 

Le ton monte

Face à la déclaration de l’ambassadeur américain, Francis Ricciardone, soulignant que le bureau ovale aurait demandé à la banque Halk Bank de couper tous ses liens avec l’Iran, Recep Tayyip Erdogan s’est empressé de menacer d’expulsion certains ambassadeurs étrangers «auteurs de provocation». L’ambassadeur américain avait par ailleurs déclaré, en commentant l’arrestation du PDG de Halk Bank «Nous avons demandé à Halk bank de couper ses relations avec l'Iran. Ils ne nous ont pas écoutés. On assiste à l'écroulement d'un empire». Sauf que le scandale menace également de faire couler et le gouvernement et le parti AKP, pourtant un allié des USA dans sa politique dans la région…

Notons que la déclaration américaine a aussitôt été démentie par Francis Ricciardone en personne qui avait tweeté en turc un commentaire évoquant «des thèses sans fondement», appelant à ce que  «personne ne doit ternir les relations américano-turques sur la base de dires sans fondement.»

Rappelons ici que l’affaire éclate moins d’un mois après la déclaration de Washington et de Londres de suspendre leur aide à l’armée syrienne libre, l’ASL, qui jusque-là jouissait également du soutien turc.

 

La Turquie et sa politique dans le dossier syrien

Les statistiques du commerce des produits de l’ONU affichent justement que la Turquie a fourni 47 tonnes d’armes aux insurgés syriens rien qu’en l’espace de sept mois, entre juin et décembre 2013. Ankara souligne qu’il s’agit de fusils de chasse et non de matériel de guerre. Outre la logistique, la Turquie représente une terre d’accueil et de passage pour les combattants syriens, sans compter la participation de ressortissants turcs dans les combats contre le régime. Le régime islamiste peut-il procéder à un revirement dans sa politique en refusant son aide à des combattants fondamentalistes sunnites qui  oeuvrent à faire chuter le régime syrien et à affaiblir l’Iran, mettant fin, ainsi, aux rêves d’expansion et de pouvoir dans la région de l’ancien empire perse ?

Mais si la Turquie refuse de suspendre son aide, ne risque-t-elle pas de perdre ses alliés occidentaux ayant pris la décision de ne plus soutenir l’ASL ? Le scandale qui vient d’éclater en Turquie et qui touche les principales figures du régime islamiste n’est-il pas le coup de départ du  changement du paysage politique, avec la chute de l’AKP et la montée d’un autre courant politique ? L’expansion d’Al-Qaïda en Syrie qui compte aujourd’hui 45.000 combattants et qui représente un danger aux intérêts des USA dans la région ne favorise guère la poursuite de la politique actuelle de la Turquie sur le dossier syrien. Les États-Unis ont par ailleurs décidé de chercher une solution politique en Syrie par le biais d’un sommet américano-russe en y invitant l’Iran. La Turquie est ainsi finalement affaiblie sur le dossier syrien. Mais, même si Ankara décidait de fermer ses frontières syriennes et de suspendre son aide logistique aux combattants de l’ASL, elle sera alors exposée aux dangers d’opérations terroristes sur son sol perpétrées par représailles, ou à une révolte armée des Kurdes turcs entraînés en Syrie.

 

Le dernier bastion

Chute de popularité, manifestations, scandales financiers, bras de fer avec la police et déclarations diplomatiques hostiles, est-ce le début de la chute du régime conservateur turc fragilisé par les crises et de l’échec de l’expérience islamiste dans le monde arabe?

En effet, il y a quelques mois, l’intervention de l’armée en Égypte a mis fin au règne de Mohamed Morsi et, depuis, les frères musulmans y sont traqués. À peine une semaine avant l’éclatement du scandale en Turquie, les différents partis du dialogue national en Tunisie ont pu conclure un accord sur la personnalité du chef du gouvernement censé remplacer ainsi le gouvernement à majorité islamiste.

Les  groupuscules fondamentalistes sunnites sévissant dans des pays comme la Libye et la Syrie sont apparemment délaissés par les anciens alliés occidentaux. La Turquie semblait le dernier régime islamiste de la région se présentant en modèle qui a inspiré la montée des frères musulmans et d’Ennahdha en Tunisie.Assistons-nous alors à la chute du dernier bastion islamiste  ?

Par Hajer Ajroudi

 

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