“L’IA ne remplace pas le chercheur, mais elle amplifie ses capacités à explorer des territoires inconnus de la biologie”.
“Ce qui est fascinant, c’est la capacité de l’IA à révéler des corrélations et des mécanismes invisibles à l’œil humain, mais essentiels pour la compréhension des maladies complexes”.
Par Dr Sami Ayari*
Pensées intimes, silences fondateurs
Il entre dans le laboratoire comme on entre dans un lieu sacré. Son sac posé sans un bruit, ses lunettes ajustées avec soin, Uğur Şahin entame sa journée avec la précision d’un artisan et la conviction d’un soignant. Les projecteurs ne l’attirent pas. Son nom a résonné à travers le monde pendant la pandémie, porté par le vaccin BioNTech-Pfizer, mais lui il reste fidèle à ce qu’il appelle « la piËce silencieuse de la recherche ». Il confie dans une rare interview :
« La science est un puzzle : chaque pièce compte, mais c’est la patience qui révèle l’image. ª
Dans un monde où la science peut devenir spectacle, Uğur préfère l’ombre. Il travaille dans le calme, là où les idées prennent forme, loin des caméras. À la tête de BioNTech, valorisée à 25 milliards de dollars en juin 2025, il guide une entreprise qui redéfinit la médecine, tout en restant ancré dans une humilité profonde. Les récentes acquisitions de Biotheus (février 2025, 1 milliard USD) pour renforcer les thérapies bispecifics et de CureVac (juin 2025, 1 milliard USD) pour consolider la technologie ARNm témoignent de sa vision stratégique, mais pour lui, l’essentiel reste ailleurs : soigner, connecter, servir.
Enfance, racines et amour discret
Né à Iskenderun, au bord de la Méditerranée turque, Uğur grandit dans un monde métissé, entre le sel de la mer, la chaleur du soleil et les murmures des prières du soir. Son père, homme discret, vient d’une lignée de paysans anatoliens, les mains marquées par la terre. Sa mère, fille d’un imam, allie la réserve des traditions à une tendresse ouverte, un regard qui voit au-delà des conventions. Leur rencontre, lors d’une réunion familiale, tient en un instant : un regard, un silence et un lien qui n’a pas besoin de mots. Leur amour se vit dans les choix courageux : le départ pour l’Allemagne, l’exil pour offrir un avenir à leur fils. « Mes parents míont appris que le vrai courage, cíest de construire sans attendre de rÈcompense », dit-il.
Quand son père part travailler à l’usine Ford en Rhénanie, Uğur, alors âgé de quatre ans, reste avec sa mère à Iskenderun. Ils rejoignent Cologne plus tard, s’installant dans un modeste appartement ouvrier, sans luxe mais riche de rituels. Le turc est la langue des souvenirs, des histoires murmurées le soir. L’allemand, appris à l’école, devient celle de la curiosité, des livres, de la science naissante. Uğur navigue entre ces mondes, portant une double identité : l’héritage turc, ancré dans la mémoire collective, et l’aspiration allemande, tournée vers la précision et la découverte.
Le soir, sa mère chantonne des mélodies anciennes en cuisinant, un rituel qui apaise. Près de l’évier, un vieux Coran orné de fils dorés trône, rarement ouvert mais toujours là, comme un gardien de la mémoire. Elle le touche parfois d’un geste léger, un réflexe qui dit la continuité. Ces objets, un tapis usé, une boîte en bois sculptée, ce Coran, sont des ponts entre passé et présent. Uğur y puise un sens de l’enracinement, même dans l’exil.
Un souvenir d’enfance le marque. Une nuit, incapable de dormir, à dix ans, il sort son cahier de biologie. Sous la lumière faible d’une lampe, il redessine une cellule, fasciné par ses contours. Dans un élan d’imagination, il invente un organe minuscule, un « noyau réparateur » capable de corriger l’ADN abîmé. Ce dessin d’enfant révèle son obsession : soigner, réparer, agir là où le regard ne va pas. À l’école, il excelle sans ostentation. Ses professeurs notent sa curiosité insatiable, ses questions qui dérangent les réponses établies. Il écoute plus qu’il ne parle, observant, reliant les idées comme on tisse un fil.
Une science à deux voix : Özlem
La rencontre avec Özlem Türeci est un tournant, d’abord intellectuel. Deux esprits faits pour s’entendre, deux trajectoires qui se croisent dans un couloir d’université à Hambourg. Ils partagent une passion pour l’immunologie, une rigueur qui n’étouffe pas l’imagination. Leur dialogue commence autour d’articles scientifiques, puis se prolonge dans un laboratoire et enfin, dans une vie commune. Leur mariage, célébré sans faste, est à leur image : une promesse simple, scellée par un retour au travail le jour même.
Leur amour est un pacte : la mission avant l’ego. Ils lisent les mêmes revues, débattent tard le soir, se complètent comme les deux faces d’une pièce. Özlem structure, analyse, pose des cadres. Uğur imagine, explore, pousse les limites. « Özlem est ma boussole, elle m’aide à ne pas me perdre dans mes idées », avoue-t-il. Ensemble, ils fondent BioNTech en 2008, non comme un empire, mais comme un refuge pour leurs idées : solide, humble, visionnaire.
Un soir d’hiver, un désaccord scientifique les oppose sur une protéine cible. La tension monte, ils quittent le laboratoire sans un mot. Plus tard, autour d’un thé brûlant, ils reprennent, griffonnant des voies métaboliques sur un napperon. Une solution inattendue émerge. Ces frictions, loin de les diviser, sont le moteur de leurs percées. Leur force réside dans cet équilibre : le doute est une ressource.
Leur vision repose sur l’ARN messager, une technologie audacieuse pour reprogrammer le corps contre cancers ou virus. Cette idée germe lors d’un congrès à Berlin, où une conférence sur l’ARNm les électrise. Ils sortent dans la nuit froide, parlant bas, les mains traçant des schémas dans l’air. « Cette nuit-là, nous avons vu le futur », se souvient Uğur. BioNTech prend forme dans cet échange passionné.
Une journée ordinaire
Uğur se lève tôt, avant l’aube. Un thé noir corsé, quelques vers de Rûmî ou un article scientifique pour commencer. Puis, il enfourche son vélo pour rejoindre BioNTech à Mayence. Il traverse les couloirs en silence, un moment d’écoute intérieure avant les réunions. Discussions avec les équipes, annotations sur des résultats, échanges sur des hypothèses. À midi, un repas frugal, souvent sans parler, pour préserver son énergie mentale. L’après-midi, il plonge dans les données, scrutant courbes et anomalies. La nuit tombe, mais il continue, absorbé. Parfois, Özlem le rappelle à l’ordre d’un mot tendre : il est temps de rentrer.
Il n’aime pas les routines rigides, mais il a ses rituels : une marche dans le couloir avant une réunion, un carnet pour noter une idée fugace. Il croit en la puissance des pauses, où l’esprit fait des connexions inattendues.
BioNTech et l’IA : une révolution silencieuse
Sous la vision d’Uğur Şahin, BioNTech, pionnier des thérapies à ARN messager, redéfinit la biotechnologie en intégrant l’intelligence artificielle. L’acquisition de la start-up tunisienne InstaDeep marque un tournant, dotant BioNTech d’une unité IA dédiée et de ressources de calcul avancées. « BioNTech et InstaDeep, en tant que puissance biotechnologique dotée d’une unité IA dédiée, sont idéalement positionnés à l’intersection de la biotechnologie et de l’IA », déclare Şahin. Depuis 2019, leur collaboration a produit un laboratoire d’innovation IA et, en 2022, un système d’alerte précoce pour les variants du SARS-CoV-2. Le modèle génératif BFN (Bayesian Flow Network) révolutionne la conception de protéines, tandis que l’IA irrigue l’immunothérapie, de l’analyse omique à la validation en laboratoire.
« L’IA joue déjà un rôle clé dans l’analyse des données biologiques et médicales, permettant d’accélérer la découverte de nouveaux médicaments”, explique-t-il.
“Nous utilisons l’IA pour identifier plus rapidement les antigènes pertinents et optimiser la conception de nos vaccins personnalisés”, ajoute-t-il.
Şahin voit l’IA comme un outil d’exploration, non comme un maître.
“L’IA ne remplace pas le chercheur, mais elle amplifie ses capacités à explorer des territoires inconnus de la biologie », souligne-t-il.
Sa fascination pour cette technologie réside dans sa capacité à dévoiler l’invisible. « Ce qui est fascinant, c’est la capacité de l’IA à révéler des corrélations et des mécanismes invisibles à l’œil humain, mais essentiels pour la compréhension des maladies complexes », dit-il. Avec InstaDeep, BioNTech accélère la création de vaccins et renforce la médecine personnalisée. « La technologie ARN messager, associée à l’IA, ouvre la voie à une médecine de précision, adaptée à chaque patient et à chaque maladie », conclut-il.
Ces avancées s’appuient sur d’autres acquisitions stratégiques : Biotheus (février 2025, 1 milliard USD) pour les thérapies bispecifics et CureVac (juin 2025, 1,07 milliard USD) pour l’ARNm, propulsant BioNTech à une valeur boursière de 25,56 milliards USD.
Pourtant, Şahin reste humble. “Si la science devient spectacle, elle perd son ‚meî, confie-t-il, fuyant la célébrité pour un appartement modeste et un vélo.
L’art du lien
Son génie réside dans la connexion : entre données, théories, humanités. Il ne croit pas aux hiérarchies du savoir, mais à son partage. Sa méthode est faite d’immersion, d’intuition, de patience. Il laisse les idées mûrir, jusqu’à ce qu’un lien surgisse, comme un vers qui s’écrit seul. Il parle science avec les mains, traçant des formes dans l’air, expliquant des concepts complexes avec simplicité. Chez lui, le scientifique et le poète se confondent.
Sur son bureau, un nazar boncuğu, œil bleu offert par sa mère. Il n’y croit pas, mais il y tient, comme à un rappel : l’ambition doit servir un but plus grand. Il médite sans cérémonie. Le silence est son allié, une écoute intérieure. Il lit Rûmî ou Yunus Emre, cherchant une sagesse qui relie. Pour lui, science et spiritualité convergent : unifier ce qui semble disjoint.
Héritage et horizon
Uğur se sent redevable à ses parents, à leur courage d’immigrés. Leur sacrifice est le socle de sa mission : ouvrir des chemins pour ceux qui n’ont pas de carte. Il aspire à une science équitable, où la découverte rime avec accès, non avec brevets. Il voit l’avenir comme un réseau : médecine, IA, art, philosophie, tout peut guérir. Il cite Rûmî : « Tu n’es pas une goutte dans l’océan, tu es l’océan dans une goutte. »
Sa devise : « Que la science soit une main tendue, jamais une tour d’ivoire. » Il rêve d’un monde où ses outils vaccins, thérapies contre le cancer soient un bien commun.
Portrait en filigrane
Uğur se voit comme un grain de sable : infime, mais capable de soutenir un édifice ou de le questionner. Il ne court ni après la gloire ni après l’éternité. Il veut élargir le possible, travailler dans l’ombre pour faire naître la lumière. Un jour, dans une clinique d’un village reculé, un enfant sera peut-être sauvé grâce à une idée née dans un carnet discret. Ce jour-là, son nom ne sera pas nommé. Et cela lui conviendra parfaitement.
*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield,
cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society