Le Printemps arabe et l’effet kaléidoscope

 

Depuis son invention par le physicien écossais Sir David Brewster en 1816, le kaléidoscope n’a cessé de fasciner du fait de sa capacité à générer une multiplicité d’images. Cette attraction ne s’est pas limitée au monde scientifique mais s’est propagée dans le monde des humanités et de la littérature où philosophes, sociologues et romanciers se sont saisis de cette figure séduisante pour construire théories, analyses voire des récits romanesques. Il faut dire que cet objet où la rencontre d’éléments anciens favorise l’éclosion d’une multitude de figures et des combinaisons nouvelles et permet ainsi de réconcilier la stabilité et le révolu avec le changement et l’innovation séduit et plait. Les théories du changement n’ont-elles pas toujours indiqué que l’ordre nouveau fleuri des atermoiements de l’ancien. Aussi, la figure du kaléidoscope montre que la résurgence du nouveau provient de cette interaction d’une multitude d’éléments sans que nous puissions juger de ceux qui ont joué le rôle déterminant.

 

C’est cette proximité entre le phénomène physique et les réalités sociales qui rend le kaléidoscope, une figure séduisante et attirante chez les grands penseurs. Ainsi, le philosophe Schopenhauer a utilisé l’image du kaléidoscope pour faire référence à ce renouvellement incessant du monde qui sous des formes nouvelles, ne fait que reproduire le monde ancien. Plus proche de nous, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss a fait appel à cette image dans son maître ouvrage, La pensée sauvage, pour analyser ses éléments disparates et ses bribes dont la rencontre donne naissance à ce qu’il appelle les arrangements structuraux.

C’est cette figure du Kaléidoscope et l’usage qu’en a fait Lévi-Strauss qui nous revient lorsque nous examinons les analyses et les réflexions théoriques qui ont commencé à se développer sur le Printemps arabe. En effet, après les analyses factuelles et les récits, est désormais venu le temps de l’analyse et des lectures théoriques pour mieux comprendre les raisons profondes de ses quelques mois qui ont révolutionné l’histoire récente du monde arabe. La réflexion théorique a connu depuis quelques mois une importante évolution et une multiplication des travaux pour mieux analyser cette soudaine irruption de l’histoire et de ses soubresauts dans un monde que beaucoup pensait qu’il était définitivement inscrit dans l’immuabilité.

On peut mettre l’accent sur au moins trois grandes grilles de lecture théorique dans l’analyse du Printemps arabe. La première est la théorie de la modernisation qui considère que les sociétés connaissent un long cheminement des valeurs traditionnelles vers de nouvelles normes centrées autour de la liberté et de la raison. Ce mouvement vers la modernité est au cœur du changement social dans la plupart des sociétés et explique leurs évolutions communes vers un universel partagé des libertés et des Droits de l’Homme. Pour ce courant, le monde arabe est resté en dehors de cette trajectoire historique pour de longues années du fait de la dictature et de la répression et du rejet des pouvoirs post-nationaux de la liberté qui constitue pourtant une partie essentielle du projet de modernisation qu’ils ont cherché à mettre en place depuis les indépendances. Du coup, le Printemps arabe ne constitue qu’un rattrapage des sociétés arabes et leur inscription de nouveau sur la trajectoire émancipatrice de la modernité. Ces théories de la modernisation ont connu d’importantes critiques et beaucoup estiment que, même si la liberté est une valeur commune à l’humain, cette lecture est un peu trop euro-centriste et que les pays inventent leur propre voie d’accès à la modernité.

Une autre grille de lecture des transformations en cours dans nos contrées est celle de la théorie de la répartition qui met l’accent sur la volonté des classes aisées à favoriser des systèmes autoritaires afin de favoriser une distribution des ressources en leur faveur. L’accroissement des inégalités expliquerait alors les révolutions arabes et le rejet de système dont le modèle de développement n’a pas favorisé une répartition plus juste de la richesse. Certes, les études et les analyses ont mis l’accent sur les inégalités dans les pays arabes. Mais, elles sont loin d’être extravagantes comme dans d’autres pays et n’ont pas connu une forte dégradation lors des dernières années.

D’autres analyses mettent l’accent sur la résurgence de l’islam politique dans la plupart des pays arabes et l’opposition farouche qu’il a mené depuis plusieurs années contre les régimes nationalistes séculaires. Or, si les historiens reconnaissent le rôle de l’opposition radicale des islamistes dans la fragilisation des pouvoirs en place, on s’accorde aujourd’hui à reconnaître leur faible participation dans les révolutions de l’année 2011.

Ainsi, en dépit du grand nombre de contributions et de la multiplication des études, le débat reste ouvert quant aux facteurs qui ont contribué au Printemps arabe et qui sont au cœur de ses dynamiques sociales qui ont mis à terre les régimes dictatoriaux. Le débat est aussi ouvert quant aux forces sociales qui ont contribué à ces révolutions. Mais, en dépit des controverses, un grand nombre d’études semblent mettre l’accent aujourd’hui sur le rôle des classes moyennes. Ces analyses soulignent le compromis social passé entre les élites dirigeantes et les classes moyennes depuis les indépendances. Dans ce contrat les classes moyennes avaient cédé leurs libertés politiques en contrepartie de l’État-providence que leur assuraient les pouvoirs en place. Or, ce compromis a été remis en cause depuis le début du siècle et ses deux piliers n’étaient plus en mesure de lui assurer sa perpétuation. D’un côté, l’essoufflement du modèle de l’État providence a été à l’origine d’une paupérisation des classes moyennes. De l’autre, ces classes commençaient à espérer un accès à la modernité politique. La crise de ces deux piliers explique la fin du compromis historique et la défection de la classe moyenne qui a accéléré la chute des régimes en place. Mais, là également et même si tout le monde reconnait, la contribution des classes moyennes dans le Printemps arabe, d’autres forces sociales ont joué également un rôle important notamment la cyberdissience de la jeunesse et la participation des classes ouvrières et du mouvement syndical ainsi que la défection passive des hommes d’affaires.

Le Printemps arabe font l’objet aujourd’hui d’un important travail de réflexion et d’analyse. Or, ses analyses restent partielles dans la mesure où elles ne mettent l’accent que sur des facteurs particuliers sans saisir la complexité et l’interaction entre différents éléments. Le Printemps arabe est au cœur d’une rencontre entre les aspirations à la démocratie, la montée des inégalités, la quête de dignité et une soif de liberté. C’est cet effet de Kaléidoscope et ce croisement entre politique et économique et une pluralité d’acteurs sociaux qui est au cœur de la chute des dictatures arabes et de la naissance du souffle de la liberté dans nos contrées.

Hakim Ben Hammouda

 

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