Dans un contexte de bouleversements géopolitiques à grande échelle et un monde en pleine reconfiguration dans lequel les alliances et les relations entre les pays se font, se refont et se défont, la Tunisie est à la croisée des chemins, un temps où les choix doivent être évalués et repensés. Il s’agit de consolider sa place dans le concert des nations qui subissent de plein fouet les pressions de plusieurs sortes de guerres –commerciale, conflits armés, tensions hégémoniques- avec lesquelles il faut composer et auxquelles il faut s’adapter. La Tunisie, malgré les multiples soubresauts internes (avec des prolongements externes) subis au fil des décennies de l’indépendance, a gardé une posture diplomatique immuable basée sur la défense de la souveraineté et les intérêts nationaux et sur la non-ingérence dans les affaires internes des autres pays. C’est le cas encore aujourd’hui, bien que la guerre à Gaza et en Ukraine ait chamboulé l’ordre mondial, reconfiguré son échiquier et favorisé l’émergence de nouveaux blocs liés à des rapports de force entre les puissances mondiales. Des ajustements doivent donc être apportés à la diplomatie tunisienne car certains amis d’hier font face à de nouvelles contraintes et doivent faire de nouveaux choix qui ne servent pas forcément les intérêts de la Tunisie. Il s’agit, pour la diplomatie tunisienne, de prendre une voie plus entreprenante, plus engageante et plus tranchée pour que la ligne de défense des intérêts nationaux soit bien tracée, aux contours et aux retentissements bien clairs à l’intérieur et à l’extérieur des frontières nationales.
C’est le cas de l’Accord d’association signé en 1995 avec le premier partenaire économique et commercial de la Tunisie, l’Union européenne. A l’occasion de la célébration de la Journée de l’Europe, le 9 mai, correspondant cette année au 30e anniversaire de la signature de cet Accord, le ministre des Affaires étrangères, de la migration et des Tunisiens à l’étranger, Mohamed Ali Nafti, a bien souligné dans une allocution qu’il est temps de dresser un bilan des trois décennies de l’Accord et d’explorer de nouvelles perspectives mieux adaptées aux contextes national de chaque partie, régional et mondial. Autrement dit, renforcer les acquis et rectifier les erreurs.
Ce sont trois critères de réussite que le ministre met en exergue : l’Europe, une source d’inspiration, une longue coopération respectueuse de la souveraineté nationale et de la non-ingérence dans les affaires internes et un partenariat à dimension humaniste basé sur des échanges scientifiques et culturels. Au bout de 30 ans, peut-on affirmer que le succès est total ? Que nenni. L’Europe a toujours été une source d’inspiration en matière de démocratie et de respect des droits de l’homme mais la politique du « deux poids deux mesures » et la montée du racisme et de l’islamophobie ont exacerbé le sentiment que les valeurs de l’Europe moderne perdent du terrain devant la progression d’une idéologie nationaliste, portée par les partis d’extrême droite, longtemps étouffée.
Au chapitre du respect de la souveraineté nationale et de la non-ingérence dans les affaires internes, Tunis peut se targuer d’être irréprochable, contrairement à certaines capitales européennes. La dimension humaniste est bien présente, depuis longtemps, à des degrés divers selon le niveau des relations bilatérales et son historique. La France, de par le partage de la langue et de l’histoire, occupe le haut du podium. Là aussi, les griefs se multiplient désormais, surtout depuis que l’Europe a choisi de durcir sa politique migratoire. Qui peut nier aujourd’hui que l’Europe n’aime plus les étrangers, surtout les Arabes, les musulmans, les Maghrébins ? Avec la montée de l’extrême droite, on ne reconnaît même plus la France, le pays européen le plus proche de notre histoire, de notre culture, de notre quotidien. La politique migratoire européenne est en train de bouger pour creuser de plus en plus profondément et de plus en plus loin le fossé entre le Nord et le Sud, pour s’éloigner de plus en plus de nous. C’est à n’en point douter les prémices d’une (re)conception de la politique de voisinage qui ne respecterait plus un de ses principes de base, celui relatif à l’instauration de relations privilégiées avec ses voisins en termes de sécurité, de stabilité et de développement socioéconomique, pour les deux parties et non au profit d’une partie au détriment de l’autre.
La Tunisie reste malgré tout optimiste et attachée, plus que jamais, au partenariat avec l’Europe, en dépit de toutes les difficultés, notamment celles auxquelles les pays européens sont confrontés à cause de la guerre en Ukraine. L’Europe est engagée dans une nouvelle ère marquée par la réorientation de sa politique économique vers une économie de crise, voire de guerre qui concentre le plus gros effort d’investissement dans la défense, au détriment des autres domaines, notamment sociaux et culturels.
Cette nouvelle vision du salut de l’Europe aura forcément un impact sur le partenariat entre les deux rives de la Méditerranée. Il faut espérer que cet impact soit réduit.
À l’heure du bilan et de la prospective, la Tunisie et l’UE sont donc appelées à repenser leur partenariat avec une ambition renouvelée, dans un esprit de respect mutuel et de complémentarité stratégique, étant étroitement liées par l’espoir d’un avenir commun fondé sur le respect mutuel et un partenariat d’égal à égal. Elles sont également appelées à préserver l’esprit de solidarité face aux provocations politiciennes.
Giuseppe Perrone, l’ambassadeur de l’UE à Tunis, soulignera lors de la célébration de la Journée de l’Europe, la singularité des relations entre la Tunisie et l’Union européenne, qualifiant ce lien de « relation unique et exemplaire, forgée par trois décennies de coopération active » et que l’accord de 1995 constitue la fondation d’une relation dynamique et équilibrée entre les deux rives. Pour le diplomate européen, et c’est de bon augure, la Tunisie est une priorité dans la stratégie de voisinage européenne. « Nous voulons construire ensemble un avenir de stabilité et de prospérité partagée », et d’affirmer qu’« ensemble, nous continuerons à bâtir un avenir plus juste, plus durable et plus solidaire. »
Pour la Tunisie, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, l’avenir est au dialogue constructif, à la vision commune de cet avenir qui doit être bâti sur le respect mutuel et dans lequel les Tunisiens vivant en Europe, « ne sont plus ceux d’il y a 30 ou 40 ans », dixit le ministre des Affaires étrangères, mais ceux qui « incarnent l’avenir et le savoir ». Même la migration peut être un atout. « La migration circulaire, avance le ministre, peut servir à renforcer les liens sociaux et économiques entre les deux rives ». Une vision ambitieuse et optimiste de la Tunisie qui restera un vœu pieux si les oreilles de l’autre rive n’y prêtent pas attention.