Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
«Qu'est-ce qu'un faux ? » regroupe les dernières interventions publiques de Federico Zeri, historien de l'art hors du commun, né à Rome en 1921, à quelques pas du Quirinale et du Forum, mort en 1998 dans sa maison-musée-bibliothèque, érudit qui aimait l'invective, pisteur de faux qui admirait certains faussaires.
Le monde de l'art est habité par une population versicolore : le galeriste avisé, le critique sibyllin, l'amateur indécis, le pique-assiette de vernissages, le spécialiste infaillible, quelques fois un artiste. Dans l'ombre de cette galerie se dissimule un être plus équivoque encore, le faussaire. Il s'insinue dans les transactions, se rit des réputations expertes et des factures inimitables.
La franchise brutale de F. Zeri ne lui gagna pas que des amis. Elle est pour ses lecteurs la garantie de flâner en bonne compagnie sur le chemin, déjà passablement assorti en simulacres et traquenards, qui mène jusqu'à l'atelier du faussaire. Là, se fabriquent clandestinement la patine ancienne, les craquelures, les encrassements, les repeints trompeurs…
F. Zeri reste une figure insaisissable, sinon dans la jubilation et l'intransigeance. Esthète féroce, il clame que Michel-Ange est un peintre si médiocre que l'effondrement des fresques de la Sixtine ne causerait pas une grande perte ; connaisseur méticuleux de la peinture italienne des XIVe et XVIe siècles, il dédie tout un essai aux timbres italiens et affectionne les objets kitch ; conseiller de grandes collections (Cini, J.Paul Getty, Wildenstein…), il confie qu'il est agréable de rencontrer des gens de la haute société ne faisant pas la différence entre un bas-relief et une paire de chaussures : cela améliore la connaissance de certains types de personnages, les nobles ruinés, les parasites…
Quant aux membres des classes moyennes avec leur consensus, leur goût moyen, leur catholicisme confit en dévotion et autres horreurs, selon ses mots, ils ne sont à ses yeux que petit profit et prostitution intellectuelle.
Les avis de Zeri étaient redoutés des institutions. Il menait l'enquête historique en détective désabusé. Incrédule, occupé à percer les grands et les petits méfaits contre l'art, déterminé à les révéler d'une parole simple et sincère.
Canulars
Il souleva l'affaire des faux Modigliani. Pendant l'été 1984, des têtes sculptées sont retrouvées dans le Fosso Reale à Livourne. Rapidement, plusieurs experts les attribuent à Amedeo Modigliani, natif du lieu. Insatisfait, l'artiste les aurait jetées à l'eau.
Des publications et une exposition se préparent mais F. Zeri intervient dans une émission de télévision. Cette pêche miraculeuse est un canular affirme-t-il.
Sa démonstration tourne au jeu de massacre contre ses vieux ennemis et culmine quand les auteurs de la farce, des étudiants, expliquent en direct à l'écran comment fabriquer avec une perceuse électrique et en peu de temps du Modigliani.
Sa performance la plus mémorable reste l'abattage du Trono Ludovisi, un marbre d'Aphrodite, une pièce majeure de l'archéologie, une merveille grecque datée du grand Ve siècle.
Vétu d'un caftan bleu ciel, Zeri met en évidence que l'objet date du XIXe et que, de plus, il est gâté de maladresses. D'ailleurs, il n'est pas concevable qu'une déesse, la déesse de l'amour qui plus, ait le sein si mal ciselé.
Un conservateur très convenable avoua plus tard, qu'à ce moment, il avait voulu voir F. Zeri mort.
Il y a de l'aristocrate républicain chez un homme doué d'une telle aversion pour les discours boursouflés ou hautains qui contrarient la jouissance esthétique et le partage du patrimoine.
Sa science accompagne un principe fort : commencer par regarder. Puis, reconstruire le sujet, ce qu'il représente, l'histoire qu'il raconte. Récuser la hiérarchie des arts, la distinction du majeur et du mineur, s'imprégner de l'ambiance et de la sensibilité qui correspond à l'objet.
Une même substance, une même manière de voir, inspirent les grandes oeuvres et les choses du quotidien : la forme de la ville, les motifs des étoffes ou le dessin de la vaisselle… Et, se limiter aux grandes réalisations, c'est être aveugle au sens global d'une civilisation.
Il n'est pas un secret que les questions d'attribution sont orientées par le marché. F. Zeri, lui, lit l'image et s'il est si habile à débusquer les faux, c'est qu'ils contiennent toujours une incohérence de style, un détail qui cloche comme on dit.
Les techniques les plus sophistiquées et les analyses physico-chimiques ne déjouent pas les faussaires de talent : Eric Hebborn, par exemple, estime qu'il n'y a peu de gloire à duper les collectionneurs cossus ; il préfère le gros gibier, le Met de New York, la Fondation Maeght à Vence ou l'Art Institute of Chicago.
Le regard exercé est plus malaisé à berner, enseigne Zeri, car quelle que soit l'habileté à recréer l'oeuvre d'art du passé, il demeure une trace de présent, un indice d'anachronisme. Ce peut être un petit cabochon romantique dans un décor Renaissance, un galbe naturaliste dans une peinture du XIIIe…
Le faux est souvent comique. Il lui arrive d'être émouvant. Ainsi, cette Vierge de Sivignano, petit village ombrien, sauvée par les habitants dans les années 40. Le prêtre du lieu acoquiné avec un faussaire doué avait l'intention de vendre l'original après en avoir fait réaliser une copie. Méfiants, les villageois avaient emporté le tableau qui changeait chaque semaine de cachette. Restait la copie. Régulièrement, elle refait surface dans les ventes.
Elle est irréprochable selon F. Zeri qui l'a marquée d'une minuscule trace d'ongle dans la pâte.
Au moins le prêtre n'a pas appliqué à la toile une bonne friction à la cendre, une vieille recette de presbytère censée raviver les couleurs qui a détruit plus d'oeuvres que tous les incendies.
D'âge en âge et de style en style, le propos vif de F. Zeri raconte le destin des images et des formes. Depuis l'antiquité et la production en série, à Beyrouth, de sarcophages exportés en Espagne et les ateliers grecs où s'exécutaient pour les populations barbares des copies vulgaires. Jusqu'aux révolutionnaires russes qui dévastaient les maisons bourgoises ou princières mais seulement après avoir mis à l'abri les peintures.
Avec cet historien, le faux a cet avantage qu'une fois identifié, il emporte avec lui les faux-semblants, écarte les commentaires empruntés, éclaire le regard, rappelle que l'oeuvre, signée ou anonyme, coûteuse ou insestimée, n'est pas un objet. C'est une voix.
R.S-M.
*Federico Zeri, Qu'est-ce qu'un faux ? Et autres conversations sur l'art,
Payot, 224 p.