«Nous ne quitterons le pouvoir que par un coup d’État », a déclaré le « très modéré » ministre des Droits Humains et de la Justice Transitionnelle, Samir Dilou, en réaction aux marches et aux sit-in organisés durant la semaine précédant la réouverture du dialogue national et exigeant l’application de la feuille de route du Quartet. Je ne sais pas s’il voulait par là signifier un défi ou un vœu ! Ce qui est sûr c’est qu’Ennahdha, comme les islamistes en Egypte, préfère un coup d’État à une sanction démocratique de leurs échecs au pouvoir. Une telle déclaration montre, à qui ne l’a pas encore compris, la détermination des islamistes à s’accrocher au pouvoir qu’ils ne quitteront que contraints et forcés. Est-ce à dire que le choix se limite à la résignation ou le scénario égyptien ?
Ennahdha, comme les Frères musulmans en Egypte, a procédé, depuis son accès au pouvoir avec ses alliés vassalisés au sein de la Troïka, à un coup d’État rampant identique à celui que le gouvernement de Morsi a opéré en Égypte en passant outre la Constitution pour s’arroger tous les pouvoirs et démanteler les institutions de l’État afin de les reconstituer à partir de l’appareil des Frères musulmans. Appliquant le même programme en Tunisie, les dirigeants d’Ennahdha ont commencé leur coup d’État rampant par le refus de respecter le délai prévu par la loi électorale pour le mandat de l’ANC. Puis, ils l’ont poursuivi avec l’adoption de la Loi de l’organisation provisoire des pouvoirs (la petite Constitution) qui a donné à l’ANC des pouvoirs non prévus par son mandat, créant ainsi une forme de gouvernement parlementaire absolu unique en son genre puisque sans aucun contre-pouvoir. Avec cette loi, on est passé à un pouvoir absolu du parti hégémonique au sein de l’ANC. Ils sont allés jusqu’à déclarer, sans gêne, au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, que la plus haute instance du pays était le Conseil de consultation de leur parti qui joue le rôle du comité central des partis-État dans les régimes totalitaires. En effet, cette instance dicte leur conduite à l’ANC et au gouvernement. C’est de ce nouvel absolutisme que procèdent tous les autres aspects du coup d’État rampant imposé par Ennahdha : prolongation et extension des pouvoirs de l’ANC et des institutions qui en sont issues (présidence de la République et gouvernement), limogeages des compétences et nominations partisanes à tous les niveaux de l’Administration, dans les collectivités publiques et territoriales, dans les médias, les services et les entreprises, etc., dans le but de se soumettre tous les rouages de l’État et des commandes de tous les secteurs stratégiques nécessaires à la pérennisation du pouvoir des islamistes et à l’accaparation des ressources et des richesses du pays par les nouveaux gouvernants et leurs proches. En moins de deux ans, ils ont fait plus de mal que la dictature de Ben Ali en 23 ans.
Le coup d’État rampant d’Ennahdha a conduit le pays au bord de la faillite et de l’explosion :
– Sur le plan économique, l’insécurité et l’absence d’un agenda et d’échéances claires pour la fin de la transition, ont découragé les entreprises étrangères comme les entreprises du pays d’investir et de réaliser les projets dont la relance de l’économie a besoin. Tous les secteurs de l’activité économique ont régressé, du tourisme à l’industrie et aux activités artisanales, agricoles et tertiaires. Le déficit de la balance commerciale s’est accru, la dette ne fait que grimper, les réserves en devises ont fondu, l’inflation a entamé la valeur de la monnaie nationale et le pouvoir d’achat des classes populaires ; la classe moyenne s’en trouve menacée de disparition. La notation de classement de compétitivité (Davos) a fait passer le pays du 40e au 83e rang, les finances de l’État sont au bord de la faillite, la contrebande s’est développée au détriment des activités économiques productrices d’emplois et de richesses, etc. ;
– Sur le plan social, les taux de pauvreté et de chômage, notamment celui des jeunes et dans les régions défavorisées d’où la Révolution est partie, sont sans précédent ; le pays compte plus de 850.000 sans emploi. La détérioration des conditions de vie favorise le développement de la délinquance, des crimes et des différentes formes de violence. La scolarisation recule et les maladies contagieuses ont réapparu, de l’hépatite à la rage et la tuberculose en passant par la gale et la malaria ;
– Sur le plan sécuritaire, la violence politique pratiquée par des groupes armés bénéficiant de la protection, de la complicité et de la complaisance d’Ennahdha, est devenue un véritable danger pour la sécurité du pays et de la population ; elle n’épargne ni les partis de l’opposition et les expressions organisées de la société civile, ni les militants politiques et associatifs, ni les journalistes et les artistes, passant des agressions lors des manifestations et des menaces aux assassinats politiques et aux attentats meurtriers qui continuent à faire des victimes dans les rangs des forces de sécurité et de l’armée. L’infiltration des services du ministère de l’Intérieur par une sécurité parallèle liée aux milices du parti d’Ennahdha et aux groupes djihadistes contribue au développement d’un climat d’insécurité dangereux pour le devenir du pays;
-Sur le plan politique, aucune des missions attendues du pouvoir pendant cette phase ultime de la transition n’a été réalisée : ni la rédaction de la Constitution, ni la promulgation des lois électorales pour les prochaines échéances, ni la mise en place de l’instance indépendante qui devra superviser les prochaines élections. De même, la justice transitionnelle a tourné à une instrumentalisation de la justice pour blanchir ceux qui acceptent de collaborer avec les nouveaux gouvernants et faire du chantage aux récalcitrants, et pour distribuer les privilèges et les compensations aux seules victimes islamistes de la répression de la dictature déchue.
Malgré ces échecs sans précédent, le gouvernement dominé par Ennahdha refuse de démissionner et continue à se cramponner au pouvoir en poursuivant son coup d’État rampant à travers les nominations partisanes et le limogeage des compétences attachées à ne servir que les intérêts du pays. Il fait semblant d’accepter le dialogue national et continue à ignorer les appels de la société civile et la mobilisation contre sa politique. Les dirigeants d’Ennahdha, tout en signant la feuille de route du Quartet, continuent à multiplier les déclarations contraires à cet engagement en disant que le gouvernement ne démissionnera qu’une fois la mission de l’ANC terminée.
Que faire ?
Comment faire pour mettre fin à ce coup d’État rampant sans recourir à un coup d’État semblable à celui qu’a connu l’Egypte qui leur éviterait une sanction démocratique de leurs échecs ?
Les luttes des deux années où le pays a subi leur pouvoir, et les expériences d’autres pays, nous ont appris que les islamistes sont sans foi ni loi : Ils ne cèdent que devant la pression et ne comprennent que la logique des rapports des forces, conformément à la théorie de « tadâfu’ » (compétition sans autres règles que la raison du plus fort) qu’ils ont voulu inscrire dans la Constitution. Dès qu’ils ne sont plus sous pression, ils reviennent sur leurs engagements. En effet, c’est sous la pression de la mobilisation qu’ils ont été obligés de faire marche arrière sur l’inscription de la charia dans la Constitution comme source de la législation, de revenir sur le remplacement du principe d’égalité entre les femmes et les hommes par la « complémentarité entre l’homme et la femme », d’accepter le dialogue avec des partis qu’ils voulaient exclure par une loi scélérate présentée comme une nécessité pour « immuniser » la Révolution, de signer dernièrement la feuille de route du Quartet, etc. C’est pourquoi la mobilisation est appelée à reprendre et se renforcer pendant et après le dialogue jusqu’à l’application intégrale de la feuille de route, par la démission du gouvernement en place dès la composition du gouvernement de compétences, et par la démission de l’ANC dès l’adoption de la Constitution et l’achèvement, dans les délais prévus, des autres tâches nécessaires à l’organisation des prochaines élections.
Par ailleurs, les limogeages et les mises à l’écart des compétences qui ont fait leurs preuves au service du pays, et les nominations partisanes à tous les niveaux de l’Administration et dans les différents secteurs, doivent être dénoncées et combattues : Les personnels des administrations et des services concernés par ces pratiques népotiques auront à se mobiliser et faire appel à la solidarité de la population et de la société civile pour empêcher le démantèlement des institutions de l’État et leur reconstitution sur une base partisane.
L’armée et les forces de sécurité particulièrement visées par le coup d’État rampant des islamistes, ainsi que par les attentats des milices et des groupes terroristes bénéficiant de la protection et de la complicité du pouvoir qui les instrumentalise pour réussir son entreprise, vont sans doute continuer à s’opposer aux nominations partisanes et à les dénoncer comme le font les syndicats de police. Elles auront aussi à assumer leurs missions de défense et de protection de la sécurité du pays, de la population et des libertés publiques et individuelles menacées par les milices et les groupes terroristes qui veulent imposer à la société leurs conceptions rétrogrades.
L’opposition démocratique, en rappelant les étapes et les aspects du coup d’État rampant d’Ennahdha, sera amenée à renforcer son unité sur la base du soutien à l’initiative et à la feuille de route du Quartet, aussi bien dans le cadre du dialogue national, que dans les mobilisations accompagnant ce dialogue. Elle aura à s’engager dans les luttes quotidiennes de la population contre la dégradation de ses conditions de vie et pour s’opposer aux politiques par lesquelles le pouvoir veut asservir le pays. Il convient d’encourager, soutenir et faire converger tous les mouvements attachés à la défense des intérêts et des acquis du pays et à la réussite de la transition démocratique.
C’est sans doute le prix à payer pour rester fidèle à l’inspiration démocratique et sociale de la Révolution et ne pas offrir à l’islam politique le coup de force dont il a besoin pour échapper à une sanction démocratique de ses échecs.
Par Chérif Ferjani