Encore un décret ! Un énième décret pour consolider le fameux projet de «gouvernance par les bases». À croire que tous ceux qui ont gouverné le pays depuis 2011, de quelque bord qu’ils soient, n’ont que ce moyen pour chercher à rassurer une opinion publique en plein désarroi. On pouvait néanmoins s’y attendre.
Le nouveau découpage territorial réparti en cinq districts, portant organisation régionale «plus équitable» qui permet à tous les Tunisiens d’accéder aux richesses nationales, comme l’ont rappelé plusieurs hauts responsables au pouvoir, a donné lieu à des débats récurrents, tant il renvoie à de longues disputes et des invectives inutiles. Plusieurs lobbies influents ne veulent rien changer d’essentiel à l’organisation administrative et économique actuelle, de peur de perdre leur pouvoir et leur mainmise illusoire sur les affaires du pays. En débattre efficacement est donc utile et nécessaire. Mais il ne faut jamais fournir aux «fossoyeurs de l’unité nationale» des armes que demain ils pourraient retourner contre ce décret. L’idée de ce découpage est en jachère depuis 2014, mais elle revient régulièrement dans les débats politiques et économiques. Cela ne va jamais jusqu’au au bout, mais il revient à chaque fois, de manière un peu plus sérieuse. Depuis, il n’y a ni de grandes idées ni de grandes solutions. Il n’est pas surprenant dès lors que ce découpage repose sur la volonté de casser les structures monopolistes.
Alors que le peuple se dresse plus que jamais contre la pauvreté, la corruption endémique, la ruine de son pouvoir d’achat et l’injustice, le pouvoir en place veut défaire un ordre régional qu›il juge défavorable à la majorité de la population. Le moment était venu de renverser la table en faveur d’une « économie du bien commun», en touchant essentiellement ce qui affecte les consciences des habitants dans les régions défavorisées : un pressentiment d’injustice. Le projet présidentiel est donc à l’œuvre. Ou, si l’on préfère, en marche. Jusqu’où ira-t-il ? On ne combat jamais les idées qu’en les ayant entendu exposer. Pour l’heure, une seule force domine la scène, de la tête et des épaules : un nationalisme populiste qui se veut émancipateur et protecteur en même temps. Mais il est trop réducteur pour répondre à la diversité des aspirations du peuple tout entier. Le pari est, donc, loin d’être gagné d’avance.
La lassitude croissante de l’opinion publique devant ces démonstrations organisationnelles, souvent stériles, démontre que cette bataille-là est en passe d’être prolongée. La crise politique, économique et sociale est très profonde pour s’effacer par un décret, alors que notre société s’est transformée, en moins de treize ans, en un puzzle éparpillé dont personne ne semble en mesure de retrouver facilement le dessin ni de tracer aisément le dessein.
Il va sans dire que les inégalités régionales abyssales sont un poison. Lorsqu’elles ne sont pas traitées, elles font vaciller les régimes politiques. Et parfois, elles mènent à leur chute. Si la politique officielle n’incarne pas l’égalité entre les régions, alors les prédateurs finiront par l’emporter et les vampiristes reprendront du service. Chacun affûte sa stratégie.
L’idée de ce découpage n’est pas théoriquement absurde. Il est temps d’encourager la volonté politique qui montre la voie en matière d’innovation sociale et d’économie plus vertueuse. Mais la question qui se pose maintenant est de savoir si cette démarche sera un frein ou un moteur, surtout que les risques de dérapages subsistent néanmoins sur cette question très sensible, comme l’ont montré les récentes instrumentalisations des populistes dans le gigantesque vide-grenier de leurs propagandes et l’immense bric-à-brac de leurs doléances. Il faut reconnaître que s’il y a un malaise à propos de ce découpage annoncé, c’est que le pouvoir est soupçonné de vouloir changer la carte administrative du pays pour des raisons de politicaillerie et de cyniques campagnes électoralistes.