Un départ qui intrigue

C’est sans doute énoncer un lieu commun que de dire que Rachid Ammar, chef de l’état-major de l’armée, a déclaré son départ de ses fonctions ce 24 juin 2013 dans des conditions qui plongent l’opinion dans l’expectative et le désarroi. En dépit des trois heures d’antenne passées sur la chaîne Ettounisia, en compagnie du présentateur Moez Ben Gharbia et du journaliste et commentateur politique Slaheddine Jourchi, de nombreux questionnements restent en suspens. Rachid Ammar a parlé de sa carrière, de son rôle, des défaillances qu’il a remarquées, pour autant il n’a pas répondu à l’essentiel : la démission d’Abdelkrim Zbidi, ministre de la Défense et son départ ont-ils un rapport direct avec la situation politique et une volonté de mettre la main sur l’armée nationale ? Et la seconde question qui se pose avec acuité : Rachid Ammar a fait des aveux certes, mais que peut-on lire entre les lignes ?

 

Le choix de la date et du lieu

L’armée tire une gloire particulière de la date du 24 juin 1956, car c’est le premier défilé de la nouvelle armée tunisienne mise sur pied. Le général Rachid Ammar, chef d’état-major de l’armée, n’a certainement pas choisi cette date par hasard. Veut-il commémorer son départ avec la fête nationale de l’armée qu’il dirige depuis 2006 ? Ses détracteurs le considèrent comme l’homme de Ben Ali à la tête de l’armée. Contrairement à la plupart des Tunisiens qui l’érigent en héros puisque l’armée s’est rangée du côté des manifestants et que son image a été rehaussée, puisqu’il est perçu comme le sauveur de la Tunisie. Après la demande adressée au général par Mohammed Abou de démissionner suite à ce qu’il considère son échec à diriger les opérations du Djebel Chaambi, Rachid Ammar a promis de parler en temps opportun. Le choix de la chaîne Ettounisia et non la chaîne nationale, se justifie-t-il par son respect envers Moez Ben Gharbia et à la grande audience dont bénéficie l’émission (attassia massa) ou plutôt par sa méfiance vis-à-vis des médias étatiques ? 

 

Les craintes du général 

Avec un ton qui se voulait à la fois rassurant et pédagogique, Rachid Ammar, chef de l’état-major, a évoqué ses origines, son parcours, ses positions et celle de l’armée depuis la révolution du 14 janvier 2011. Il a insisté pour démontrer la bravoure de l’institution militaire et son esprit républicain. Chaambi n’est pas une pièce de théâtre et l’armée a été au cœur de la bataille contre le terrorisme. Or, dans une telle guerre, le terrain et l’apport du matériel et des hommes ne représentent pas un grand poids à côté des renseignements qui sont vitaux. Or, et comme il l’a affirmé, depuis deux ans c’est le vide total ! Pire encore, les terroristes de l’affaire dite de Soliman (et là il en a explicité les détails) ont été relâchés malgré les lourdes peines infligées. Il a mis l’accent sur la responsabilité politique du gouvernement et du président de la République qui, au prétexte de la réhabilitation des prisonniers politiques ont réinjecté ces terroristes dans la nature. À témoin, il évoque l’exemple de Rouhia et de Bir Ali Ben Khlifa. Même constat pour les «oumdas» dans villes et villages tunisiens qui connaissent tout et surveillent tout ; là aussi tout a été démonté et aucune structure d’information ne parvient au sommet. C’est en somme une critique des désignations faites depuis le 24 octobre à la tête des gouvernorats, des délégations et des villages (oumda) ; la sécurité nationale n’a jamais été le souci des partis au pouvoir, seules les considérations politiciennes comptent. 

Tout en étant conséquent avec cette logique, le général Rachid Ammar a hautement plaidé en la faveur d’un organisme central et indépendant qui veille à la sécurité nationale. Autant reconnaitre l’importance de la décision politique et que la soi-disant coopération et l’échange d’informations entre les divers services de l’armée, du ministère de l’Intérieur et des Affaires étrangères n’existent pas. Il faudrait à ce titre dépolitiser la sécurité nationale, une notion encore floue. Veut-il insinuer par là qu’il existe au niveau gouvernemental une volonté de laisser-faire, soit par préméditation ou simplement par ignorance ? Sa crainte exprimée d’une «somalisation» vient du fait que ces groupes armés se sont renforcés depuis plus de deux ans et l’armée peine à être la sentinelle sur plusieurs fronts, alors que d’importantes missions doivent en fait revenir à la police et à la Garde nationale. 

Les messages politiques du général Rachid Ammar sont à peine perceptibles, mais pour ceux qui creusent en profondeur, l’image paraît claire : nul ne doit essayer de soumettre cette institution républicaine au service de ses propres fins politiciennes. 

Son départ se veut un message politique. Après la démission d’Abdelkrim Zbidi, ministre de la Défense nationale et l’échec de former un gouvernement de technocrates et las de l’impuissance de la Troïka à élever le niveau matériel et moral de l’armée, le chef d’état-major de l’armée a préféré cette sortie médiatisée.

 

Les non-dits de Rachid Ammar

Il est certain que le débat du 24 juin a tourné presque en monologue et les questions n’étaient guère percutantes et fouillées. Il faut dire que s’adresser à un haut officier de l’armée, en étant dépourvus d’informations fiables, n’est pas une tâche aisée. On aurait pu interroger le général sur le cours de l’enquête sur les terroristes arrêtés, la contrebande et son rôle dans l’entrée des armes en Tunisie, les relations pour le moins intrigantes avec la voisine algérienne et les aides militaires fournies par le Qatar, les USA et la France. Aussi, le chef d’état-major n’a évoqué son rôle qu’après janvier 2011. Qu’en est-il de son rôle depuis sa montée dans les hautes sphères militaires en 2002 et de celui qu’il a joué dans l’affaire de Barraket Essahel et que sait-il de l’affaire de l’hélicoptère de Medjez el Bab ? 1987, 1991 et 1992, des dates qui en disent beaucoup pour les militaires, mais rien n’a été dit et on aurait réellement voulu avoir des éclairages de la part de cet acteur historique ! 

 

Du nouveau commandant en chef de l’armée 

Aucun nom n’a été évoqué pour remplacer le général sortant. Depuis l’époque de Ben Ali, il a été interdit aux généraux d’apparaître dans les médias ou de se mêler au grand public. Le Commandement supérieur des Armées (CSA) aurait aujourd’hui pour mission de désigner le nouveau chef d’état-major. L’armée nationale, républicaine, ne dépend pas seulement de son chef (qui a un rôle important et il convient qu’il ait du charisme et inspire du respect) —, mais de toute une éducation et d’une structure héritée depuis sa fondation en 1956. Il n’en demeure pas moins que de nombreuses zones d’ombres persistent et l’ouverture de l’armée ainsi que sa démocratisation seraient les meilleures réponses à opposer à ses détracteurs.

Faiçal Chérif

 

Entretien avec M. Mohsen El Kaabi, ancien militaire

Adieu l’armée, bonjour la politique

 

Rachid Ammar, chef d’état-major général de l’Armée nationale tunisienne a annoncé son départ sur la chaîne Ettounisia et non sa démission comme l’annoncent certains médias. L’homme pense avoir accompli une mission patriotique depuis le 14 janvier 2011 en se rangeant aux côtés du peuple tunisien contre la dictature de Ben Ali. La date est bien choisie, car le 24 juin est la fête de l’Armée nationale. Il a par ailleurs choisi une chaîne privée et justifie ce choix par sa préférence envers le présentateur Moez Ben Gharbia qui a toujours défendu l’armée nationale. 

Or, ce départ voulu ou obligé, comme ce fut le cas du ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi il y a quelques mois, laisse aujourd’hui planer de nombreuses zones d’ombres.  Certains analystes vont même jusqu’à dire que ce sont les préparatifs d’une campagne électorale en préalable à son entrée dans le monde politique après sa retraite de l’armée. Et comme l’armée et ses officiers ont l’obligation de ne pas communiquer avec les médias, Réalités s’est tourné vers Monsieur Mohsen El Kaabi, ancien militaire et Secrétaire général de l’association «Justice pour les anciens Militaires.»  Entretien.

 

Comment expliquez-vous l’apparition médiatique du Général Ammar sur la chaîne Ettounisia ?

Ce choix délibéré d’une chaîne accusée d’être la chaîne des Trabelsi, avec son présentateur propagandiste du président déchu Moez Ben Gharbia, au lieu de la chaîne étatique Watania 1, prête à réflexion et l’on peut légitimement s’interroger sur son opportunité. 

Dans ce monologue où les questions n’étaient qu’un décor, le Général Rachid Ammar a affirmé qu’on lui avait proposé le poste d’ambassadeur, voire de ministre. D’ailleurs il a été convié par l’ex-chef du gouvernement, Hamadi Jebali, afin de participer à la réunion des «sages». Dans la foulée, le chef d’état-major a oublié qu’il appartenait à une institution militaire neutre et professionnelle et qui ne doit aucunement s’impliquer dans les affaires politiques. 

C’est un véritable scandale qu’un militaire de haut rang puisse parler de miracle et invoquer la bénédiction des Marabouts pour découvrir les réseaux terroristes et sauver la Tunisie ! Car alors que font l’armée et le chef d’état-major général si on attend après la «baraka» ? C’est indigne pour nous militaires qu’il vienne parler ainsi en notre nom, car ça donne l’idée que l’armée est incapable et que seule une volonté divine a sauvé la Tunisie ! À sa place j’aurais mieux fait de m’éclipser et de partir sans faire de bruit.

 

Considérez-vous que le général Ammar prépare son entrée dans la vie politique ?

Je rappelle ici que l’ex-ministre de la Défense Abdelkarim Zbidi et le Géneral Rachid Ammar constituent ensemble les deux faces de la même pièce. Dans ce départ hautement médiatisé, le Général Rachid Ammar n’affirme pas explicitement qu’il se prépare à une carrière politique, mais en examinant de près l’itinéraire de l’homme et en notant ses tendances de gauche, je pense qu’il est tout bonnement disposé à le faire. N’oublions pas qu’il bénéficie d’une bonne image auprès de la population tunisienne, dont il fera usage, d’autant plus qu’il sera hautement sollicité par les partis politiques de gauche. Il sera à cet égard attiré par Nida Tounès, une copie conforme du RCD. De par son passé avec Ben Ali et son appartenance à la région du Sahel (Sayada, Monastir), il ne peut se retrouver que dans ce parti. Je pense que le régionalisme a joué et joue toujours un rôle, quoi qu’on en dise. Tout prête à ce qu’il se dirige vers le mouvement de Béji Caïd Essebsi et non vers un autre. Son aversion vis-à-vis des partis dits conservateurs, c’est-à-dire à tendances religieuses à l’exemple d’Ennahdha, le confortera dans cette optique.

 

Pensez-vous qu’Ennahdha soit derrière l’éviction de Rachid Ammar ?

Ennahdha, principal parti formant la Troïka, n’a pas fait grand-chose afin de pousser Rachid Ammar à partir. Il est depuis 2002 chef d’état-major et officiellement retraité depuis 2006. Rester 7 ans de plus à diriger l’armée c’est beaucoup ! Mais l’institution militaire demeure le dernier bastion des partisans de l’ancien régime, des forces antirévolutionnaires et la dernière carte entre les mains des RCDistes. Nous avons précédemment vu comment son ministre, Zbidi, a essayé à deux reprises à travers la chaîne de Nessma de critiquer la scène politique en la qualifiant de floue et d’ambigüe et en disant que notre armée est épuisée et que son moral est au plus bas.

 

Rachid Ammar est-il parti de son propre gré ou a-t-il été poussé à le faire ?

Je ne pense pas que le Général Ammar, «l’homme qui a dit Non à Ben Ali» soit parti de son propre gré et nous n’avons jusqu’à maintenant ni affirmation, ni négation de cette information. On se demande comment il est possible de quitter les rangs de l’armée sans avoir accompli sa mission qui consiste à réaliser les objectifs de la Révolution et à assurer la transition démocratique, choses qu’il avait promises aux manifestants de la Kasbah !

Je pense qu’il a été acculé à partir ce 24 juin 2013 vu son échec cuisant dans la gestion de l’affaire de Barraket Essahel et sa  non-application de la loi de l’amnistie du 19 février 2011 et son échec à venir à bout d’un petit groupe qui affiche une résistance isolée sur les hauteurs de Djebel Chaambi, tout comme son rôle dans l’échec de la protection de la Tunisie du terrorisme. Et comme il sait pertinemment qu’il se prépare à une carrière politique…

D’ailleurs il ne reste pas grand-chose pour terminer la période transitoire et les préparatifs pour les élections vont bientôt commencer, il ne pourra s’engager dans la carrière politique qu’en mettant fin à sa carrière militaire. Mais qui l’a poussé à prendre une telle décision et à ce moment précis ? Le temps nous le dira.

Mais au fond, je pense que le général Rachid Ammar voulait ce départ triomphal, pour qu’il occulte au fond son échec à mener à bien cette période transitoire.

 

 

Propos recueillis 

par Faiçal Chérif

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