Entretien exclusif avec Tzvetan Todorov: Un État islamiste ne peut être démocratique

Propos recueillis par Hassan Arfaoui

 

Pour Tzvetan Todorov, venir de loin, avoir une distance vis-à-vis de la société observée, permet de mieux la voir. La proximité, par contre, est parfois synonyme de cécité. Se regarder dans le miroir que les Autres vous tendent, bien que venus d’une terre qui n’est pas la vôtre, peut vous libérer de tant d’illusions que votre société vous présente comme autant de vérités irréfutables. Cette sagesse, Todorov l’a apprise depuis cinquante ans, lorsqu’il quitta sa Bulgarie natale pour débarquer à Paris en 1963. Spécialiste de la littérature au départ, il devint par la force de ses observations et ses écrits, philosophe, sémiologue et historien, qui revendique une seule qualité, celle de passeur et de trait d’union entre les cultures et les divers champs de savoir. Dans Les ennemis intimes de la démocratie, titre de son dernier ouvrage, Todorov explique le paradoxe qui conduit la démocratie, par ses propres effets pervers, à secréter ses ennemis intimes qui menacent son existence. Qu’en est-il de la Tunisie qui aspire à réussir sa transition démocratique ? Entretien

 

Nous allons commencer par une question à propos de votre itinéraire personnel. Dans Devoirs et délices, une vie de passeur, un livre d’entretiens avec Catherine Portevin, vous dites « je me suis aperçu que j’avais mené une vie de passeur de plus d’une façon ». Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs quelles sont ces façons ?

La toute première manière à laquelle j’ai été conduit en tant que passeur, a consisté à relier mes deux cultures. Ma culture d’origine, puisque je suis né en Bulgarie ; j’ai étudié à l’école, au lycée et même à l’université dans ce pays. Et puis ma seconde culture, ma culture d’accueil qui a été la culture française puisqu’à l’âge de vingt-quatre ans je suis arrivé à Paris et j’ai fini par m’y installer, même si, au début, je pensais que je ne venais que pour un an.

J’ai la conviction qu’il y a une continuité entre ce que je suis et ce que je fais, en particulier dans le domaine des sciences humaines. Et comme je suis issu de deux cultures, je me suis mis à réfléchir à ce même problème. J’ai donc continué à jouer les intermédiaires entre le monde de mes origines, un monde de l’Europe de l’Est — slave dans mon cas—, mais aussi un monde politiquement marqué par l’existence à l’époque d’un « camp », qui était le camp soviétique et puis le « camp » occidental, avec son autre culture, ses autres traditions. Je me suis efforcé d’être l’interprète des uns pour les autres.

Mais au bout d’un moment, et justement en écrivant avec Catherine Portevin ce livre autobiographique, je me suis aperçu qu’il ne s’agissait pas de la seule forme d’exercer ce mouvement de passage, il y en avait aussi un, entre les disciplines. Parce que j’ai été éduqué en Bulgarie déjà comme philologue, comme historien de la littérature, mais, progressivement, je me suis intéressé aussi à d’autres disciplines et j’ai été amené à convertir les notions de l’une de ces disciplines dans l’autre. Pour vous donner un exemple, j’ai travaillé sur l’idée de symbole, comment, nous, les êtres humains symbolisons nos actes et les communiquons à d’autres personnes qui sont autour de nous. Et je me suis rendu compte qu’il y avait des disciplines très diverses qui s’étaient intéressées à cette question, que ce soit la philosophie ou la rhétorique, la stylistique, les études littéraires ou l’herméneutique, bref il y avait un ensemble de disciplines qui traîtaient du même sujet avec des vocabulaires différents et en l’approchant d’un point de vue différent. Et, petit à petit, j’en suis venu à penser que c’était le cas de toutes les sciences humaines ; que le fait qu’il y ait d’un côté des sciences politiques à côté de la sociologie, ensuite de l’histoire, de l’anthropologie, de la psychologie, etc., c’était néanmoins le même objet que nous étudions dans tous ces cas : la condition humaine, l’être humain et ses sociétés. Donc, là aussi, j’ai été amené à jouer ce rôle d’interprète, de « convertisseur conceptuel », en permettant la communication entre différents spécialistes, entre différentes visions du monde.

 

Dans votre livre, « les ennemis intimes  de la démocratie » vous invitez vos lecteurs à penser la démocratie comme n’ayant plus d’ennemis externes, mais comme étant confrontée à ces menaces qui, désormais, viennent de l’intérieur, de ce que vous appelez «les ennemis intimes ». Quels sont ces ennemis intimes de la démocratie en transition dans des pays comme la Tunisie ?

J’aurais un peu de mal à vous parler de façon précise du Printemps arabe et de la Tunisie en particulier, car je ne suis pas spécialiste de cette région du monde. Mon livre, Les ennemis intimes de la démocratie, est tourné vers les pays occidentaux, les démocraties de l’Europe occidentale, les membres de l’Union européenne ou encore les États-Unis. J’essaye de ne pas oublier qu’il existe d’autres pays en dehors de ceux-là, de m’intéresser aussi bien aux pays d’Amérique Latine ou d’Asie et aussi aux pays de la Méditerranée donc les pays du Maghreb, d’autant plus que ce sont des pays très proches et que j’éprouve de l’intérêt personnel pour cela.

Quand je dis que la démocratie n’a plus tellement d’ennemis extérieurs, d’ennemis déclarés, je pense surtout à l’Europe occidentale, et je ne suis pas sûr que ce soit vrai dans un pays comme la Tunisie. Je pense qu’en Tunisie il y a aussi des groupes et des personnes qui pensent que la démocratie est un concept occidental que l’on essaie de plaquer sur une société traditionnelle qui n’en a aucun besoin et que la démocratie c’est un peu Satan.

Je crois que ce que j’appelle les ennemis intimes, vous les connaissez en Tunisie aussi, parce qu’on vit aujourd’hui en pleine mondialisation, où les caractéristiques d’un pays se répercutent sur les autres. Les pays ne sont pas isolés, nous ne vivons pas comme au temps du Néolithique, où chaque tribu était isolée des autres… Nous sommes en pleine interaction des uns avec les autres.

En ce qui concerne l’Europe, les grands ennemis de la démocratie au XXe siècle c’était les États totalitaires tout d’abord. L’Allemagne nazie bien sûr, qui était très hostile à la démocratie, l’Union soviétique et les pays satellites qui considéraient également que la démocratie était une forme dépassée qu’il fallait surmonter pour pouvoir construire cette espèce de paradis terrestre que devait être le socialisme et puis le communisme. Il se trouve qu’à quarante ou cinquante ans de distance, ces deux défis à l’idée démocratique sont tombés en désuétude, pour ne pas dire qu’ils ont été vaincus et éliminés par la Deuxième Guerre mondiale et la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui ces deux menaces contre la démocratie n’existent plus. Il y a eu dans le passé une alternative théocratique aussi à la démocratie et cette alternative s’est peu réalisée en Europe, mais elle a existé au lendemain de la Révolution française par exemple.

Mais ce débat-là, à son tour, est devenu anachronique. Il y a aussi eu des États autoritaires, non pas totalitaires, mais autoritaires, où le pouvoir était imposé par la force de l’armée ou de la police comme au Portugal, en Espagne, en Grèce, y compris après la Deuxième Guerre mondiale. Ces pays-là ont vu tomber ces régimes et sont aujourd’hui unis au sein de l’Union européenne qui, en principe, ne réunit que des États démocratiques. C’est un peu cela l’arrière-plan de mon travail.

J’ai voulu décrire trois détournements de l’idée démocratique détournements d’autant plus dangereux que leurs partisans ne se déclarent pas comme des ennemis de la démocratie, mais tout au contraire comme étant des personnes qui voudraient instaurer la « vraie » démocratie, la « meilleure » démocratie. Je parle de cette espèce de messianisme qui s’est emparé des pays occidentaux au lendemain de la Guerre froide qui leur faisait entreprendre des guerres dans des pays lointains, de préférence arabo-musulmans, comme la guerre d’Irak, la guerre d’Afghanistan ou encore, bien que de façon un peu différente, la guerre en Libye. Cette tentation existe toujours et elle se couvre toujours, quelles que soient les motivations réelles, d’une rhétorique de l’envahisseur, d’une rhétorique humanitaire liée aux Droits de l’Homme, à l’idéal démocratique. On prétend reconstruire le Monde arabo-musulman à l’image d’une démocratie prospère. Sauf que, quand on regarde le résultat on découvre tout autre chose, on ne peut pas dire que l’Irak, l’Afghanistan et la Libye, soient devenus des démocraties exemplaires. On a même l’impression que la démocratie ne se laisse pas exporter au bout des baïonnettes.

S’il y a eu des progrès démocratiques dans les pays de la région, ils sont venus de l’intérieur, d’une évolution propre à ces pays même, comme en Tunisie justement. Ce qui est imposé de l’extérieur provoque plutôt un rejet. Il s’agit de l’une des formes de dérive démocratique, qui se retourne contre la démocratie.

Une autre forme, c’est l’ultralibéralisme, ce déséquilibre entre forces économiques et forces politiques. La démocratie est un régime politique, mais si la totalité des décisions économiques échappe à tout contrôle politique, pour des raisons de mondialisation, d’obligation de l’État de faciliter la transformation financière et ultralibérale de l’économie, eh bien ! la politique devient une simple façade, une coquille creuse qui ne joue plus du tout son rôle ! Et on assisterait là à un bouleversement comparable à celui de la Révolution française, lorsqu’on passait du pouvoir monarchique au pouvoir du peuple, mais cette fois-ci on passerait du pouvoir politique au pouvoir purement économique et cette élimination de l’équilibre entre les pouvoirs est une menace contre la démocratie.

Je parle aussi du populisme en Europe occidentale. Le populisme qui nous frappe le plus est le populisme xénophobe avec une discrimination présente de manière plutôt sournoise, couverte, contre les musulmans. Donc, il y a toute une gamme de discours de justification qui prétendent que les musulmans ou les immigrés sont irrécupérables, impossibles à intégrer, que ce sont des gens foncièrement différents des autres, puisqu’ils se laissent diriger en toute chose par la religion alors que nous autres, les Européens, serions « plus évolués » car nous enfermons la religion dans un petit coin de notre existence et pour le reste c’est la raison qui nous conduit. Inutile de vous dire que je ne partage pas tout à fait ce point de vue.

Donc voilà, ce sont des émanations de la démocratie qui la minent de l’intérieur et qui la rendent moins désirable. Mais pour autant, ce n’est pas d’un autre régime que je fais l’éloge, c’est toujours de la démocratie, mais de la démocratie qui sait se défendre non seulement d’ennemis venus de dehors, mais aussi de ses propres perversions.

 

Prenons le dernier ennemi, le populisme. Il s’appuie souvent, ici en Tunisie et dans le Monde arabe en général, sur la religion. Ne mine –t– il pas la transition démocratique dans nos pays ?

Je pense d’abord que dans toute société il y a une très grande hétérogénéité et qu’il y a des défenseurs de valeurs contradictoires et que ce n’est pas tant l’existence de groupes fanatisés qui serait inquiétante, mais l’impuissance de l’État de protéger l’ordre public. Car l’un des traits de la démocratie, au-delà de l’État légitime, de l’État de droit, c’est d’être le détenteur exclusif de la violence comme on l’a dit depuis fort longtemps. Et ce monopole de la violence légitime a été parfois rompu. Laisser les foules envahir les ambassades ou atteindre à la vie d’autrui, c’est évidemment inadmissible. Il y a beaucoup de choses inadmissibles dans une société, il y a les criminels et l’État ne parvient pas à prévenir tous les actes criminels, mais il me semble que lorsqu’il s’agit de mouvements de foule, il est du devoir de l’État de droit d’intervenir. Je pense qu’il est extrêmement important qu’il continue à être le dépositaire exclusif de la violence et de ne pas permettre des règlements de compte ou des interventions de milices qui terrorisent les candidats de l’opposition ou qui font irruption dans des salles de réunion ou des individus qui professent des vues différentes des leurs, se réunissent et discutent.

Le désaccord est normal. C’est l’état normal d’une société que de connaître des points de vue multiples. C’est un mauvais signe quand tout le monde pense la même chose et l’État totalitaire, dont j’ai une expérience de première main, avait pour caractéristique justement que tous les candidats aux élections étaient élus avec des scores proches de 99,99 %.

Maintenant, plus généralement sur les différentes valeurs, je suis moi-même méfiant envers des slogans tels que «nous sommes pour la liberté ! Nous sommes pour le progrès ! » Dans la mesure où cela est très facile.

Aujourd’hui tout le monde dit être pour la liberté. A titre d’exemple, l’armée syrienne qui se dit « libre » n’a rien de libre, elle est une armée comme une autre qui voudrait renverser un pouvoir, le pouvoir, qui se dit lui-même peut-être pas libre, mais populaire, il joue sur les mots aussi. La liberté en particulier est un des mots les plus galvaudés, les plus abusés parce que chacun déclare « liberté » la possibilité de faire pour lui de faire ce qu’il veut, mais cela ne veut pas du tout dire que c’est la liberté qui règne dans ces sociétés. Ceci étant dit, malgré une certaine méfiance, une certaine retenue devant les appellations que les mouvements se donnent eux-mêmes, je dirai que la démocratie est un régime parfaitement compatible avec la religiosité, mais que l’État démocratique est un État qui n’est pas fondé sur la religion et là il y a un vrai choix. Parce qu’en démocratie on admet d’emblée la pluralité, y compris la pluralité des croyances – on admet que la majorité soit constituée de musulmans, mais peut-être pas tous, il faut admettre les croyants et les incroyants, les hommes et les femmes, les Noirs et les Blancs et qu’on n’établisse pas de distinction de ce point de vue ; en tout cas c’est cela l’idéologie démocratique. Pour un État démocratique, il n’y a pas deux catégories de personnes.

Par ailleurs, la démocratie ne prétend pas détenir une vérité absolue, c’est en cela qu’elle n’est pas une religion. Elle admet que certaines personnes sont croyantes, que d’autres ne le sont pas. Les personnes peuvent être chrétiennes, mais elles peuvent aussi être bouddhistes, païennes, musulmanes, etc. Et cette pluralité de l’humanité, elle la constate à la fois dans la dispersion des nations qui couvrent la surface du globe et aussi dans l’histoire. Nos pays, la Bulgarie et la Tunisie ont appartenu à des ensembles très divers. Vous savez, mon arrière grand-père et le vôtre ont appartenu au même pays qui était l’Empire ottoman. À l’époque tout devait se régler selon les lois de l’Empire et depuis, nous avons connu des aventures totalement différentes, vous avez été colonisés par les Français, nous avons été dominés par les Russes et ainsi de suite. Et si on refusait d’admettre ces hasards ou ces transformations imposés par l’Histoire on ne comprendrait rien à l’espère humaine.

Donc l’État islamiste n’est pas un État démocratique. Non pas parce qu’il maîtraite ses habitants, mais parce qu’il postule un socle absolu que ne peuvent pas partager tous les citoyens du pays. Ceci étant, l’État démocratique n’est absolument pas un État athée, car il fait la différence entre le fondement des lois ; il dit que la source des lois est la volonté du peuple exprimée par ses représentants,  et la parole de Dieu qui est transmise par la tradition.

On tient compte des traditions, mais la démocratie exige cet esprit universel où l’on accepte tous les êtres humains, quelles que soient leurs caractéristiques.

 

On peut donc dire que la démocratie est compatible avec la religiosité, mais elle ne peut être fondée sur la religion…

Pas avec le fondement religieux de la législation qui est absolu et non pas relatif.

La démocratie, c’est à la fois son côté décevant et son côté rassurant n’est pas une vérité absolue. Elle ne connaît pas de Révélation, ce n’est pas une voix venue d’en haut qui a dicté des principes, mais c’est le peuple qui s’est réuni, d’une manière ou d’une autre, qui a exprimé sa volonté et c’est cela qui devient pour nous le point de départ de notre vie commune.

 

Après la Révolution, en Tunisie, deux jeunes ont été condamnés à sept ans et demi de prison tout simplement parce qu’ils avaient partagé sur Facebook des caricatures qui ont été considérées par des inquisiteurs religieux comme profanant le prophète. Peut-on parler de démocratie face à une telle condamnation ?

Bien sûr que les peines sont lourdes… Je voudrais préciser en commençant que je ne connais pas les tenants et les aboutissants de cette histoire.

Pour ce qui concerne les caricatures du prophète, je pense évidemment aux expériences occidentales, celle du journal danois et les publications du journal Charlie Hebdo qui voulait défendre la liberté d’expression. Je dois dire que je n’attachais pas ma sympathie à ces publications. Non pas parce que je suis pour la censure, mais parce qu’il me semblait qu’il ne s’agissait pas de pratiquer la liberté d’expression, mais de pointer d’un doigt accusateur une communauté d’origine musulmane. Il s’agissait, un peu comme dans les années 30 où les journaux, pas tous bien entendu, étaient couverts de caricatures de Juifs, qui avaient tous des doigts crochus, des mains qui plongeaient dans des sacs remplis d’argent et qui suçaient le sang du peuple… et on sait que ces images tendancieuses des Juifs ont eu des conséquences gravissimes au moment de la Deuxième Guerre mondiale. Je pense donc, dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agit d’une forme de dénigrement et de discrimination d’une minorité.

Évidemment, la situation change. On se trouve maintenant en Tunisie, pays musulman et de plus sur Facebook. Je ne suis pas sûr d’avoir un avis arrêté sur la question, mais il me semble que Facebook est à mi-chemin entre le privé et le public, parce que la Révolution tunisienne est passée d’une certaine façon par Facebook ; les mots d’ordre y sont passés avant d’être relayés par les médias traditionnels. Donc, est-ce privé ou public ? Ensuite tout pays a ses lois. Je ne connais pas bien les lois tunisiennes actuelles, mais le fait de représenter le prophète est-il condamnable avec des peines de ce genre ? Si la loi est là, je ne vois pas bien comment protester puisque je suis personnellement pour l’application de la loi. Je pense que la loi est quand même l’expression de la volonté commune.

Maintenant cette loi me paraît inique. Tout d’abord parce que la représentation du prophète n’est pas si clairement interdite que le prétendent tous les pourfendeurs actuels de la représentation — on peut tout à fait mener des débats théologiques là-dessus —, mais parce que je ne pense pas que les lois issues des livres saints de la religion doivent s’appliquer à la population qui peut être religieuse ou non. L’État, lui, doit être l’État de tous les citoyens et pas seulement de ceux qui relèvent d’une catégorie.

 

Si vous dites que vous êtes pour l’application de la loi, sachant que la loi criminalise l’atteinte au sacré, et que vous acceptez cette limite-là, c’est-à-dire que vous acceptez que le sacré religieux transcende la démocratie et que finalement la liberté individuelle et la liberté de conscience n’ont plus aucun sens…

Ce n’est pas moi qui le dis… Il existe des États, et donc la Tunisie est un État qui n’est pas fondé pour l’instant sur une base démocratique puisqu’il reconnaît ce type de « sacré ».

Ceci étant, il ne faut pas penser qu’un pays qui se veut entièrement laïc comme la France ne se réserve pas des valeurs qu’elle juge sacrées. D’une manière générale, il y a un crime qu’on appelle « les actions subversives » ou « la mise en danger de la vie de l’État » et tout ce qui est considéré comme préparant, même si ce n’est pas un acte physiquement violent, une menace contre l’État, relève des tribunaux et vous pouvez être condamné.

Je dirais aussi, c’est un exemple très différent, que l’antisémitisme est devenu en Europe un délit tellement sensible que ces journaux qui voulaient prouver qu’ils étaient prêts à utiliser la liberté d’expression en toutes circonstances ne se seraient jamais permis de publier des caricatures sur les Juifs, parce qu’à ce moment, ils auraient été condamnés immédiatement et unanimement. Et personne n’aurait soulevé aucune protestation.

Mais pour revenir à une perspective qui me paraît plus familière, les pays européens, je dirais que ce qui me paraissait critiquable dans cette affaire n’était pas tant les caricatures du prophète que l’agression des musulmans eux-mêmes. À travers les moqueries sur le prophète, on pratiquait en fait une discrimination des individus, des êtres humains. Mais je ne suis pas pour qu’on érige dans la loi l’interdiction de se moquer des prophètes, parce que ce serait vraiment aller à l’encontre des grands principes démocratiques. Mais je serais pour qu’on demande aux éditeurs de journaux, et il y a des moyens plus influents que d’autres pour le faire, d’être relativement responsables de leurs actes.

Je suis hostile à l’existence d’articles de loi qui permettent de condamner à sept ans et demi de prison des individus qui diffusent sur des circuits semi-publics des caricatures ou des propos disons anti-islamiques. Mais pour autant je ne suis pas un promoteur de la propagande anti-islamique, parce que je pense qu’elle risquerait d’exacerber les oppositions, les tensions dans une société comme la société tunisienne.

 

Vous avez écrit votre livre principalement sur l’Europe et les États-Unis. Peut-on comparer la démocratie dans des sociétés aussi différentes ? Par exemple, aux États-Unis l’immigration ne pose pas les mêmes problèmes qu’ailleurs,  puisqu’elle est constitutive de la nation américaine. Peut-on proposer des modèles théoriques qui peuvent décrire des sociétés aussi différentes ?

Nous nous y efforçons. Il existe de grandes différences sociales, le régime politique est tout de même plus proche que le vécu social des individus. Donc lorsque nous élaborons une réflexion théorique sur la démocratie, on essaye au moins de la rendre applicable à l’un et à l’autre pôle.

Il y a eu deux révolutions à peu près contemporaines, la Révolution américaine et la Révolution française qui s’inspiraient du même corpus d’idées qui était la pensée des Lumières. Les pères fondateurs américains étaient imprégnés des Lumières européennes, tout comme les révolutionnaires français, mais ils ont pris des chemins très différents. En France il y a un rôle du centralisme étatique qui est inexistant ailleurs ; la population française attend toujours le « bien » qui doit venir de l’État alors qu’aux États-Unis il existe un rejet assez viscéral de l’État et tout doit passer par l’initiative individuelle.

Nous faisons des efforts pour comprendre les uns et les autres, mais il ne faut pas amalgamer. Je pense qu’à un certain niveau d’abstraction on peut parler de démocratie qui corresponde quand même aux uns et aux autres et je l’espère aussi, dans un avenir très proche, à la démocratie tunisienne.    

 

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