Suite aux révélations du transfuge de la National Security Agency Edward Snowden au sujet des programmes inouïs de surveillance électronique des cyberespions américains et britanniques, les dirigeants du centre d’écoutes du Royaume Uni, le célèbre GCHQ, ressentent le besoin de soigner leur image quelque peu écornée. Aussi ont-ils décidé, selon The Independent
« de lancer sur Internet un jeu-concours pour trouver la prochaine génération de cryptographes.
Intitulé « Can You Find It », ce jeu consiste en une chaîne de 143 caractères répartis en 28 séries de cinq plus une dernière série de trois. Une fois le code trouvé, ce message encodé fournit une série d’indices qui guideront les participants dans une « cyber-chasse au trésor » pour trouver la réponse finale – et éventuellement se faire embaucher au GCHQ.
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« Au 21ème siècle les menaces auxquelles nous sommes confrontées en ligne sont aussi complexes que dangereuses, et il nous faut des collaborateurs qui ont grandi avec ce monde numérique en constante évolution et ont donc les compétences nécessaires pour relever ces défis. Il s’agit d’un jeu, mais c’est aussi un test sérieux – les emplois que nous proposons sont vitaux pour protéger la sécurité nationale, » a déclaré Jane Jones, directrice des ressources humaines au GCHQ, lors du lancement du concours.
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Et sans doute être un peu filou aussi, selon le plus célèbre des auteurs de romans d’espionnage, John Le Carré, interviewé lui aussi par le Financial Times :
L’attrait d’un homme au passé semi-criminel était irrésistible pour les maîtres-espions. Ils cherchaient des recrues avec une compréhension flexible de l’éthique, des gens sans ancrage et un peu perdus qui ne cherchaient qu’à se faire discipliner […]. Si les services secrets produisent tant de ripoux, c’est tout simplement parce qu’ils les ont cherchés.
Et pour être un maître-espion, que faut-il ? Être amateur de romans d’espionnage, à en croire un étonnant article de Christopher Moran dans le Journal of Cold War Studies qui détaille l’amitié et l’admiration d’Allen Dulles, patron de la CIA dans les années ‘60, pour Ian Fleming, l’inventeur de James Bond – au point, paraît-il, d’ordonner aux services techniques de la CIA d’imiter les gadgets fictifs de l’Agent 007 …
Mais c’était une autre époque. Les temps ont changé, et la panoplie du parfait espion a bien évolué. Le maître-espion d’aujourd’hui a besoin de maîtriser tant les technologies de pointe que les arcanes du pouvoir politique. Voyez Keith Alexander, directeur de la NSA, dont Foreign Policy brosse un portrait fascinant :
Le 1er août 2005, le lieutenant-général Keith Alexander a pris ses fonctions en tant que 16ème directeur de la NSA […]. Il semblait parfait pour le poste : officier du renseignement de l’Armée décoré et diplômé de West Point, détenteur d’un double Master en technologie des systèmes et sciences physiques. Il avait dirigé des opérations de renseignement dans des conditions de combat et occupé plusieurs postes de haut niveau, dont celui de directeur du Commandement pour le Renseignement et la Sécurité de l’armée américaine. Il était à la fois un soldat et un espion, et il avait le cœur d’un « geek » technophile.
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« A l’époque où il dirigeait le Commandement pour le Renseignement et la Sécurité de l’Armée, Alexander a fait venir beaucoup de ses futurs alliés jusqu’à Fort Belvoir pour visiter sa base d’opérations, connu sous le nom d’Information Dominance Center.
Ce centre avait été conçu par un décorateur de Hollywood pour imiter le pont du vaisseau spatial Enterprise de la série Star Trek, avec ses panneaux en chrome, ses postes informatiques, un moniteur de télévision énorme sur la paroi avant et les portes qui font « whoosh » quand elles s’ouvrent. Tour à tour, les membres du Congrès et autres hauts responsables se sont assis dans « le fauteuil du capitaine » au centre de la pièce pour regarder Alexander, grand amateur de films de science-fiction, faire défiler ses présentations de données sur l’écran géant. Tout le monde voulait s’asseoir dans le fauteuil au moins une fois et faire semblant d’être Jean-Luc Picard, le capitaine de l’Enterprise, » raconte un officier à la retraite qui avait pour tâche d’encadrer ces visites VIP.
[…] [En tant que directeur de la NSA] Alexander veut capter toutes les données qu’il le peut. Et il veut les conserver aussi longtemps qu’il le peut. Afin de prévenir la prochaine attaque terroriste, il pense qu’il doit pouvoir voir la totalité des réseaux de communications et même de « remonter le temps », comme il l’a dit publiquement, pour étudier comment les terroristes et leurs réseaux évoluent. Pour trouver l’aiguille dans la botte de foin, il a besoin de la botte de foin toute entière.
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« Alexander a toujours été un peu cow-boy, du genre : ‘On se fiche de ce que dit la loi. Essayons simplement de comprendre comment faire ce travail’, » dit un ancien responsable du renseignement qui a travaillé avec lui.
Avocate chargée des libertés individuelles au Center for Internet and Society à la faculté de droit de Stanford, Jennifer Granick a co-signé une tribune dans le New York Times en juillet qualifiant les activités de la NSA sous Alexander de « criminelles ». Trois semaines plus tard elle a été invitée avec quelques autres à dîner avec le lieutenant-général.
Je n’ai aucun doute que le général Alexander aime ce pays autant que moi, ni que sa motivation première est de protéger notre nation contre les attaques terroristes. « Plus jamais ça », insista-t-il au cours du dîner. Mais il se peut que nos profondes différences résultent d’un désaccord fondamental sur la nature humaine. Je pense que le général Alexander croit que l’histoire est faite par les grands hommes qui se dressent contre le mal. Je crois pour ma part que les gens courageux peuvent faire une différence, mais que des forces plus grandes – l’histoire, l’économie, les systèmes politiques et sociaux, l’environnement – jouent souvent un rôle plus important. Je crois donc que le pouvoir corrompt et que de braves gens feront de mauvaises choses quand un système est mal conçu, aussi bien intentionnés soient-ils. Plus d’une fois, mes compagnons de table ont ressenti le besoin de rassurer le directeur de la NSA qu’aucun de nous ne le prenait pour quelqu’un de mauvais, mais que nous pensions que les politiques et les pratiques de surveillance sont mauvaises, et qu’au bout de compte, ces politiques et pratiques aboutiraient inévitablement à des abus.
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Comment un homme bon peut-il s’asseoir en face de vous lors d’un dîner et vous assurer que le gouvernement est convenablement encadré, alors qu’en réalité ce gouvernement ment et ne tient aucun compte même des garde-fous les plus anémiques ? La réponse la plus facile serait de dire que, finalement, ce n’est pas un homme bon. D’aucuns me diront naïve, mais je suis en désaccord avec cette conclusion. En tout cas, c’est une vision simpliste qui masque la vérité sur les systèmes de pouvoir, une vérité que nous devons comprendre et respecter si nous voulons résoudre ce problème cauchemardesque de surveillance que nous commençons à peine à découvrir.
Peter Cross (de Londres pour Réalités)