Les raisons de la débâcle

Est-ce un hasard que le tube de fin d’été 2013 aux Etats Unis s’appelle « Blurred Lines » ? A partir du 21 août, effectivement, les « lignes rouges » tracées par le président Obama concernant l’usage d’armes chimiques en Syrie sont devenues de plus en plus floues sous l’effet du Sari. Aussi, ce n’est pas le « twerk » qu’a dansé l’administration américaine mais une valse-hésitation autour d’une intervention militaire de plus en plus compromise. Jusqu’à ce qu’une proposition russe inattendue permette de mettre fin à cette gambille de plus en plus humiliante. Et que commencent les inévitables autopsies.

Dans Newsweek, James P. Rubin, ancien conseiller diplomatique du président Bill Clinton, n’a pas de mots assez durs pour ce qu’il considère comme un grave revirement de la politique étrangère américaine :

La débâcle diplomatique qui se déroule sous les yeux du monde à propos de la Syrie n’est pas uniquement le fait d’un président des Etats-Unis hésitant, aux prises avec le problème épineux de l’utilisation de la force militaire. Elle dépasse également la question étroite de l’intervention humanitaire – les Etats-Unis doivent-ils chercher à empêcher des atrocités de masse ? Elle reflète plutôt une transformation profonde qui semble s’opérer dans la politique étrangère américaine, transformation qu’à mon avis, nous finirons par regretter.

Dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre Mondiale, alors que l’isolationnisme s’était emparé des Etats-Unis, une nouvelle façon de penser avait émergé pour s’opposer à ceux qui avançaient que l’Amérique n’avait pas à se soucier des événements ayant lieu dans des pays lointains […] qui a fini par prendre le nom d’« internationalisme libéral ». […] L’idée, c’était que la politique étrangère américaine ne devait pas seulement viser notre intérêt propre, mais avoir de plus grandes ambitions – parmi lesquelles la création d’un ordre mondial dans lequel les valeurs démocratiques et la liberté économique pourraient prospérer, la défense d’un système international reposant sur des règles, la réduction des conflits régionaux et de l’instabilité, ainsi que l’opposition aux idéologies tyranniques. Pendant la guerre froide, et lors des décennies suivantes, la politique étrangère américaine a eu beau varier selon les présidents, cette idée fondamentale faisait néanmoins l’objet d’un consensus chez les responsables politiques.

[…]

C’est George W. Bush qui a mis en branle les événements qui ont fait voler en éclats ce consensus. […] A force de vouloir trop entreprendre […] l’administration Bush a déclenché un profond changement dans l’opinion américaine concernant l’importance de l’engagement international. Trop d’Américains ont pris le fiasco irakien comme prétexte pour se replier sur eux-mêmes, abandonner l’Afghanistan à son sort, laisser les Européens s’occuper de la Libye et du Mali, et maintenant regarder la Syrie brûler.

Ce qui nous amène à la proposition d’intervention en Syrie faite par le gouvernement Obama. Dans son discours à la nation, le président a plaidé vigoureusement pour une action militaire contre le régime de Bachar Al Assad. […] Et pourtant, la réalité de la politique d’Obama en Syrie – comme l’isolationnisme croissant de Washington – montre que l’internationalisme libéral est plus menacé que jamais.

[…]

Les déclarations du président Obama ne laissent aucun doute sur les visées de la politique étrangère américaine. « J’ai passé quatre ans et demi à œuvrer pour mettre fin à des guerres, pas pour en déclarer. Nos soldats ont quitté l’Irak. Ils rentrent d’Afghanistan. Et je sais que les Américains souhaitent que nous tous à Washington – et moi en particulier – nous nous concentrions sur la tâche de bâtir notre nation ici, chez nous. »

[…]

Si les Américains peuvent être rassurés par la déclaration d’Obama selon laquelle « le reflux de la guerre a commencé », tout le Moyen-Orient – Syrie, Liban, Jordanie, Irak, Bahreïn, Egypte et Yémen – est en ébullition ; l’Iran poursuit son programme militaire ; et la Corée du Nord vient de relancer sa production de plutonium afin d’accroître sa capacité nucléaire. Si les Etats-Unis ne sont plus un pays indispensable, comme l’a signalé le président Obama, et si l’internationalisme libéral décline, par qui et par quoi remplacera-t-on le chef de fil américain pour résoudre tous ces défis mondiaux ?

Dans le London Review of Books, David Bromwich, professeur de littérature anglaise à l’Université de Yale, se montre lui aussi très critique des choix d’Obama, mais d’un tout autre angle. Pour Bromwich, c’est en s’accrochant justement à la notion de « l’exception américaine » qu’Obama a fini par prendre les pieds dans le tapis et tomber, malgré lui, dans les bras tendus de son homologue russe :

Le 10 septembre au soir, le président s’est adressé à la nation. Dans un discours déroutant, il a passé plus de temps à justifier un plan d’attaque qu’il venait d’abandonner qu’à expliquer la nouvelle voie sur laquelle il est désormais engagé […]. Il a conclu avec un appel classique à l’amour-propre national : nous sommes seuls au monde, nous sommes une nation unique, « exceptionnelle », qui « depuis près de sept décennies constitue le point d’ancrage de la sécurité mondiale ».

[…]

Obama allait perdre le vote à la Chambre des représentants, et peut-être même au Sénat. En intervenant sans qu’on ne lui ait rien demandé, Poutine lui a sauvé la mise, lui permettant de retirer sa demande d’un vote du Congrès.  

Le premier ministre britannique David Cameron n’a pas eu cette chance, ayant essuyé quelques jours auparavant le refus tout à fait inattendu du parlement de cautionner une intervention militaire en Syrie. Pourtant, la Grande Bretagne, elle aussi, a son lot de va-t-en-guerre prompts à exalter, au choix, les intentions désintéressées de la politique étrangère britannique ou, au contraire, l’impératif catégorique de l’intérêt national. Laurie Perry, chroniqueuse à l’hebdomadaire de gauche britannique The New Statesman dézingue sans pitié les uns comme les autres :

Soyons parfaitement clairs sur ce point : ce n’est pas au nom de la Syrie qu’on nous demande de partir en guerre. Suite à la défaite la plus humiliante que le gouvernement de David Cameron a subi à ce jour, […] voici ce que George Osborne, son ministre des Finances, avait à dire : « Je pense qu’il y aura un moment d’introspection nationale au sujet de notre rôle dans le monde. Est-ce que la Grande Bretagne veut encore jouer un rôle important dans le maintien du système international, demeurerons nous cette grande nation ouverte et commerçante que j’aimerais que nous soyons … J’espère que nous ne nous trouvons pas au point de notre histoire où nous nous tournons le dos aux problèmes du monde.»

Notons qu’il n’a pas fait valoir, par exemple, que « cela veut dire que l’effusion du sang continuera ». Pas plus qu’il n’a insisté que « l’utilisation d’agents neurotoxiques comme arme de guerre est tout à fait inacceptable ». Non, ce qui préoccupe George Osborne et le gouvernement dont il fait partie est ce que ce vote signifie pour la Grande Bretagne. Comment « notre » refus de nous joindre aux Etats Unis dans un assaut militaire sur la Syrie, avec ou sans l’aval de l’ONU,  sera perçu par le reste du monde. Allons-nous encore nous sentir grands et importants ? Est-ce que nos exportations seront touchées ?

[ … ]

[Le gouvernement et ses partisans] ont ressorti des cartons tous les vieux clichés pour enjoliver l’hypocrisie militaire moderne : nous sommes une petite île courageuse mais dont le poids sur la scène internationale est disproportionné, toujours prête à tenir tête à l’intimidation. Nous réglons « les problèmes du monde ». « Au fil des siècles, affirme le député conservateur Robert Halfon dans son plaidoyer pour une intervention en Syrie, notre pays a toujours tenu tête à la tyrannie. La Grande Bretagne a légué au monde la démocratie moderne et l’Etat de droit ».

Eh bien, non, ni l’un ni l’autre. La Grande Bretagne a certes, pendant plusieurs siècles, imposé sa propre version de l’Etat de droit à des centaines de millions de personnes dans les pays du Sud – en en massacrant ou en en réduisant en esclavage un très grand nombre. Et au cours des décennies qui ont suivi la désintégration de l’Empire britannique [ … ] nous autres Britanniques n’avons pas été particulièrement cohérents dans notre opposition à « la tyrannie ». Nous ne sommes pas intervenus pendant le génocide rwandais. Margaret Thatcher a invité le général Pinochet à prendre le thé. La liste des dictateurs avec lesquels la Grande Bretagne a maintenu des relations cordiales est longue.

[…] Mais la génération qui a grandi en observant les guerres en Irak et en Afghanistan a déjà dix ans d’ « introspection » derrière elle. Nous avons eu le temps d’inspecter les hauteurs de la supériorité morale que nos dirigeants nous invitent à habiter. Et nous y avons découvert un charnier. Les cadavres enterrés sous la prétendue supériorité morale anglo-américaine sont innombrables, et les fleurs qui poussent là-haut sont lugubres et puent la corruption.

Mais cette fois il n’y en aura pas. Pas en notre nom.

P.Peter Cross (de Londres pour Réalités)

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