Un explorateur appliqué

Le Grand Palais présente une rétrospective ample et ambitieuse de l’œuvre de Georges Braque (1882-1963)*.

Peintre, graveur, sculpteur, Braque souffre de la réputation de précurseur assagi, d'avant-gardiste élevé au rang d'artiste national.

En tant qu'inventeur des papiers collés et concepteur, en connivence avec Picasso, du cubisme, il est un des meneurs de cette conjuration qui au début du XXe siècle prémédite  la rupture avec la double tradition de la représentation réaliste et de la perspective géométrique qui gouverne la peinture depuis la Renaissance.

En tant qu'explorateur appliqué de la nature morte et du paysage, il se pose en héritier initié à l'abstraction de Cézanne, Corot, Chardin.

La singularité souvent mal comprise de l’œuvre de Braque, sa densité, sa réputation de référence inévitable que Jean Paulhan résumait dans la formule  Braque le Patron, l'ont conduit au purgatoire de la critique.

Pour une génération montante désireuse de souffles nouveaux, les honneurs académiques rendus à Braque, le bénéfice inédit  pour un artiste vivant d’une exposition au Louvre, enfin des obsèques en grande pompe célébrées par André Malraux, ont achevé de le reléguer au rang des maîtres ennuyeux et poussiéreux de l’art moderne.

Pour preuve, la dernière grande manifestation parisienne consacrée à Braque, en l’occurrence à l’Orangerie des Tuileries, remonte à quarante ans.

Pierre Reverdy avait pressenti le revers de fortune : Saura-t-on gré, plus tard, à un peintre comme Georges Braque d’avoir échafaudé, dans une époque dont nous subissons avec impatience les tumultes, une ?uvre qui paraîtra à tous les yeux si sereine et si sage ? Très probablement non. Nos luttes, nos terreurs seront oubliées, il ne restera plus, du procès, que quelques impavides témoignages, et la cause, la raison du conflit, n’auront plus qu’un très mince intérêt. Les tableaux seront là, muets, irréfutables. Ces tableaux dont personne, aujourd’hui, ne sait rien dire.

Aujourd’hui donc, l’exposition au Grand Palais prend les accents d'un procès en réhabilitation. Procès dont les moyens et les attendus sont nombreux : 238 œuvres, plus de 150 huiles sur toile, une cinquantaine de photographies, des extraits de film, des livres illustrés… répartis sur deux niveaux, déployés chronologiquement et par thèmes dans une vingtaine de salles et cabinets.

Toutes les périodes de la création sont énumérées, depuis le Fauvisme jusqu’aux séries ultimes des grands ateliers et des oiseaux.

Tous les temps forts, le cubisme, les Canéphores  (jeune fille portant les offrandes lors des processions à Athènes) des années vingt, les variations sur guéridons et billards… les derniers paysages, sont ponctués de documents inédits et de photographies de Man Ray et Cartier-Bresson qui illustrent la complicité avec Pablo Picasso, la connivence avec la musique de Satie, la proximité avec les poètes Pierre Reverdy, Francis Ponge, René Char.

On mésestime souvent les risques des rétrospectives abondantes. Outre qu'il est prudent de se munir de chaussures de randonnée, d'eau claire, de rations sucrées, il faut encore se prémunir de l'effet de lassitude face à l'accumulation et défendre contre les facilités anecdotiques.

Daniel Arasse, et son regard était exercé, a consigné la persévérance et l'attente calmes nécessaires pour que l’œuvre s'ouvre et que dans un tableau quelque chose se lève.

Comment y parvenir avec des dizaines et des dizaines ? Surtout quand les pièces, telles celles de Braque, pudiques, réfléchies jamais démonstratives, exigent d'être apprivoisées.

Un choix est à faire, sans doute, glisser sur les pots de fleurs et les billards pour s'attarder aux papiers collés… Ou s'efforcer de retrouver l'objet même de la démarche de Braque, l'harmonie, le rapport de formes et le rapport de couleurs, la qualité de l’espace entre les éléments : une peinture vivante.

On peut alors cheminer dans son sillage. Le suivre à  Sorgues dans un magasin de tapisserie, achetant du galon de faux bois. Puis collant sur une feuille de papier à dessiner trois morceaux découpés ensuite simplement reliés par des traits au fusain. Et par ces gestes simples abolir la perspective.

L'accompagner à L’Estaque, à la fin de l'année 1907. Il y arrive encombré d'un nu de grande taille plusieurs fois remis sur le chevalet et qu'il travaille là en empruntant la palette de Cézanne et les nuances ocres, brunes, gris bleus et rosées du paysage.

L'imaginer, pendant l’Occupation replié à Varengeville où maintenant est sa tombe, dans le petit cimetière face à la mer. Il y exécute des œuvres douloureuses. Deux poissons noirs, maigres, tristes comme la guerre.

Bref, approcher l'unité d'homme qui va du jeune artiste au peintre reconnu.

A la fin de son parcours, Braque saisit l'occasion d'une commande officielle (le plafond de salle des Étrusques au Louvre) pour épurer encore le thème de l'oiseau.

D’abord traité de façon figurative et en matière, le motif tire de plus en plus vers l'abstrait, devient signe, idéogramme vivace, idée d'oiseau.

A son début, en contrebas de la place Ravignan à Montmartre, tous les soirs, il rejoint Picasso, son voisin de la rue d’Orsel au dernier étage du Bateau-Lavoir : Nous parlions … On s’est dit avec Picasso pendant ces années-là des choses que personne ne se dira plus, des choses que personne ne saurait plus se dire, que personne ne saurait plus comprendre …des choses qui seraient incompréhensibles et qui nous ont donné tant de joies… et cela sera fini avec nous.

On voit par là qu'il est judicieux d'éviter d'attirer l'attention par des funérailles nationales et que le moment passé avec l'ami vaut la cérémonie.

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

*Georges Braque au Grand Palais

jusqu'au 6 janvier 2014 en collaboration avec le Musée national d’art moderne

 

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