Un morceau d’histoire algéro-tunisienne*

Par Kmar Bendana

Le Cercle des Algériens de Tunis est une structure qui s’emploie à faire vivre les relations tuniso-algériennes d’une façon agréable, studieuse et discrète. Chaque rencontre est organisée autour d’un choix d’ouvrage et donne lieu à des échanges sur des aspects d’une histoire commune qui passe entre autres par la culture, le savoir et l’art, mettant en valeur les formes de coopération «intelligente» entre les deux pays. Une rencontre autour de l’ouvrage de Pierre et Claudine Chaulet, Le choix de l’Algérie. Deux voix, une mémoire — en présence du fils des auteurs (Luc Chaulet, journaliste à la radio algérienne) et de plusieurs médecins algériens et tunisiens — a rappelé les rapports solides qui rattachent le milieu. L’histoire de ces relations remonte à plusieurs générations, la faculté de médecine d’Alger ayant été un lieu de formation de plusieurs médecins avant la naissance de la faculté de médecine de Tunis en 1964. Après les indépendances réciproques, le travail sanitaire et médical des deux côtés des frontières a tissé des projets communs, dans la conception comme dans l’action, contre les épidémies, pour la prévention infantile, les programmes de médecine scolaire ou maternelle. 

 

Mémoire et histoire

C’est un peu de cette histoire commune — encore enfouie dans des souvenirs personnels et recouverte des voiles d’une vie politique et sociale mouvementée — que témoigne le récit à deux voix des époux Chaulet qui ont passé cinq ans en Tunisie de mai 1957 à juillet 1962. Au-delà d’une parenthèse racontée avec des détails précis, savoureux et utiles pour comprendre les années de la post-indépendance tunisienne autant que celles de la lutte de libération anticoloniale algérienne, l’ouvrage écrit en 2008 est un retour sur une cinquantaine d’années riches en événements importants et en renversements de l’histoire encore non élucidés.

L’avertissement au lecteur annonce un ouvrage qui n’est pas une histoire de l’Algérie contemporaine. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit dans ce récit autobiographique à deux voix. Le couple a vécu en Algérie pendant la période coloniale et a choisi d’y vivre après l’indépendance : après avoir milité aux côtés du Front de libération nationale, ils choisiront de prendre la nationalité algérienne.

Pierre et Claudine se rencontrent en 1954 chez André Mandouze (1916-2006, professeur à l’Université d’Alger, spécialiste de Saint Augustin, catholique pro FLN et directeur de la revue Consciences maghrébines) à Alger. Leur vie commune commence là et l’ouvrage déroule deux versions parallèles, jamais confondues, mais complémentaires, d’une vie pleine de péripéties personnelles et politiques, de joies et de déceptions, de départs et de retours vers l’Algérie, au centre de leur histoire. Pierre (1930-2012) est médecin ; il se présente comme issu «de la classe moyenne du peuplement colonial à Alger et dans un milieu influencé par le catholicisme social» (p. 431). Avant de devenir un spécialiste mondial de la lutte antituberculeuse, il participe à la lutte contre ce fléau en Algérie, à la réforme de la santé et des études de médecine en Algérie après l’indépendance. Claudine (1931-  ) née dans un milieu militant de gauche, est sociologue ; elle travaillera au sein du ministère de l’Agriculture pour le projet de réforme agraire et enseignera la sociologie à l’Université d’Alger. 

L’un et l’autre racontent les étapes de leur vie entraînant le lecteur dans mille et un détails, des paysages, des lieux et des situations évocateurs d’une histoire tumultueuse qu’ils parviennent à restituer comme une longue conversation paisible. Les deux auteurs déclarent avoir voulu léguer ce récit à leurs enfants. De ce contrat découle une tonalité de conversation intime sur une histoire politique ressentie de l’intérieur par des acteurs impliqués. Sans gommer les aspérités de l’histoire, chacun apporte sa relation, empathique et analytique d’une histoire de l’Algérie coloniale puis indépendante. Il en ressort une vision distanciée nourrie de l’amour du pays choisi, mais sans complaisance envers les errances et les moments difficiles qu’ils ont traversés.

 

Engagement

Le maître mot de cette autobiographie à deux voix est certainement «engagement», terme né dans l’après Deuxième Guerre mondiale et qui s’applique parfaitement aux choix de ce couple militant dont l’itinéraire évolue avec les étapes de la lutte de libération (à Alger puis à Tunis, avec le reste de l’équipe du Front de libération nationale, alors hébergé  par le gouvernement tunisien) puis dans la bataille de construction de l’Algérie indépendante initiée par les premiers arrivés au pouvoir. La vision distanciée reçue par le lecteur est due au fait que Claudine et Pierre Chaulet, s’ils décident de rester en Algérie, restent loin des luttes politiciennes. Pour l’un comme pour l’autre, la ligne de combat est dans l’engagement professionnel : dans la politique sanitaire et dans l’agriculture, il y a beaucoup à faire pour ce jeune couple aux idées sociales et progressistes. Le choix de rester en dehors des luttes qui vont s’avérer intestines n’exclut ni l’acuité du regard ni la perspicacité de l’action. Sous la plume des deux grands-parents, on sent encore l’espoir de voir l’Algérie retrouver le chemin d’une histoire plus apaisée.

Un chapitre de l’ouvrage (pp.195-228) est consacré à la parenthèse Tunis où Claudine et Pierre arrivent avec un bébé en 1957 pour repartir avec deux enfants en 1962, à l’indépendance de l’Algérie. Ils décrivent, chacun à sa manière, une ville qui leur donne des joies simples, entre autres, celle du calme qui y règne en comparaison de l’ambiance de guerre à Alger et les menaces d’arrestation à Paris. Chacun y mène une activité intense, Claudine dans la recherche sociologique, Pierre dans la santé. Tous les deux travaillent au service d’information du FLN où ils côtoient Frantz Fanon, un autre «Algérien» très spécial aussi. Pierre est affecté à la rédaction française du journal Al Moudjahid lancé à Alger puis transféré à Tunis pour des raisons de sécurité. Le patron de tous, Abane Ramdane, coauteur avec Larbi Ben M’hidi (1923-1957, tué pendant la Bataille d’Alger) de la fameuse plate-forme de la Soummam et fédérateur des énergies patriotiques nationales, est assassiné en 1957. Les conséquences de cette fracture violente dans la direction du FLN seront innombrables ; les Chaulet pressentent les passions, mais l’heure est à la lutte immédiate. Plus tard, ils comprendront les enjeux et dérives d’une lutte pour le pouvoir qui a commencé dès le début de la guerre de libération. 

Ils se réinstallent à Alger, où naît leur dernière fille et investissent la vie publique chacun selon ses compétences. Ils repartiront une autre fois entre 1994 et 1999 pour échapper aux menaces pesant sur eux quand le communautarisme se répand dans la société algérienne, rendant la vie impossible aux symboles ou défenseurs du pluralisme fabriqué par l’histoire. Mais le retour s’impose aussi après ce qu’ils considèrent comme un deuxième «exil», même si ce dernier a consisté à s’ouvrir au monde et à la coopération internationale.

L’ouvrage, achevé quelques mois avant la mort de Pierre, renferme des rapports et interventions (textes à l’appui, pp. 427-482) où les auteurs ont livré des points de vue détaillés et illustrés plus longuement dans l’ouvrage, montrant une continuité dans leur effort d’expliquer et de participer à laisser des traces pour «poursuivre une réflexion politique sur la nation et les conditions d’intégration des ‘alluvions de l’histoire’ hétérogènes dans une nation moderne et dans différentes situations historiques» (p. 482.)

C’est dire l’intérêt de cet ouvrage qui, au-delà de l’originalité du ton et de la richesse des descriptions, offre un exemple de conjugaison vivante de la réflexion et de l’action dans une période difficile. Sa lecture est revigorante, car il décrit des phénomènes qui façonnent l’histoire profonde du Maghreb depuis des décennies. L’exemple de ces deux vies engagées dans la construction d’un idéal humain montre que le travail des élites maghrébines — médicales et autres — est à poursuivre. Beaucoup de chantiers appellent une collaboration plus étroite et plus soutenue que celle qui a été tracée par les politiciens et étouffée par les intérêts économiques des indépendances.

K.B.

 

 

* Pierre et Claudine Chaulet, Le choix de l’Algérie. Deux voix, une mémoire. Préface de Rédha Malek, Alger, Barzakh, 2012, 502p.

 

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