Un pas en arrière, deux pas en avant

Le 23 octobre 2011, la victoire électorale du mouvement Ennahdha a peu surpris les observateurs de la scène politique tunisienne. En choisissant le parti islamiste, l’électeur tunisien a consacré l’anti-modèle Ben Ali, ou du moins celui qu’il percevait comme tel. Les islamistes possèdent «la légitimité militante» et en bon croyants ils ne peuvent qu’ «œuvrer en faveur de la bonne gouvernance et contre la corruption», ces deux principaux maux ayant conduit à la Révolution. Toutefois, en poussant la rupture à son paroxysme, le mouvement  Ennahdha se trouve en porte-à-faux. En effet, l’électeur du 23 octobre est aujourd’hui un citoyen désorienté qui s’est replié sur ses valeurs sûres. Analyse

 

Aujourd’hui, une formation a le vent en poupe… Quel que soit son avenir, Nida Tounes a su grimper dans les sondages en se positionnant avec succès sur  le créneau de la tunisianité. Son leader, Béji Caïd Essebsi, témoin du mouvement national et de la lutte pour l’indépendance, tout comme ses ténors, usent sans limite des caractéristiques et des codes de l’exception tunisienne. Et le discours fonctionne, parle à de nombreux Tunisiens en perte de repères. Plus de deux ans après la révolution, l’euphorie est oubliée. Le Tunisien, bercé par l’espoir et porté aux nues en 2011 pour l’ «accomplissement d’un miracle», assiste impuissant à l’aggravation de la situation économique et sociale (souvent normale en période de transition et dans un contexte de crise internationale). La rupture politique souhaitée et exigée ne fait pas l’ombre d’un doute. Toutefois, en période de crise, le repli sur les valeurs sûres va lui aussi de soi. Dans ce contexte, l’erreur commise par Ennahdha a été d’étendre la rupture au système culturel.  Davantage que le bilan gouvernemental mitigé ou le rendement du groupe parlementaire, la principale erreur du parti au pouvoir a été  son incapacité pour la très grande majorité de ses cadres à endosser cette tunisianité et à s’inscrire dans l’Histoire et la mémoire de ce pays. Cette distanciation, au début peu perceptible et compréhensible au regard du vécu de certains militants, n’est plus acceptable pour de nombreux Tunisiens… pour qui la période de grâce est passée. En effet, Ennahdha a perdu son statut de parti de militants. Il est devenu un parti confronté à l’épreuve du pouvoir.

 

Déni de mémoire

La scène relayée par les médias a provoqué le ressentiment d’une grande partie des Tunisiens. Le 20 mars dernier, à l’occasion de la fête de l’Indépendance, était inauguré  dans le  7e arrondissement à Paris une place dédiée à Habib Bourguiba «Fondateur et premier Président de la République tunisienne». De nombreux ressortissants étaient présents. Le même jour, en Tunisie, quelques partis politiques ont défilé en ordre dispersé. Occultée une fois de plus depuis le 14 janvier, notamment afin de se démarquer de «l’image de Ben Ali», l’Indépendance (dont il s’agissait du cinquante-septième anniversaire)  n’a donc pas été célébrée. Cet énième épisode de fête nationale non commémorée intervient dans un contexte particulier. Touchée par la violence politique et frappée de plein fouet par la crise économique, la population a le moral au plus bas. De  telles occasions, objet de consensus, sont généralement saisies pour afficher l’unité des Tunisiens. Mais ces «ratés» s’inscrivent dans un processus de déni de l’Histoire ; la Troïka et le mouvement Ennahdha en particulier considérant que l’Histoire de la Tunisie a débuté un certain 23 octobre. Ainsi, aux excès élogieux de certains sur la personnalité d’un Bourguiba décrit comme parfait, Ennahdha répond par l’autre extrême : la haine. L’ancien président se voit ainsi dénigré : son bilan est associé à celui de Ben Ali.  Or, s’il est certain qu’Habib Bourguiba  a posé les jalons de l’autoritarisme, il n’en demeure pas moins qu’il a posé les bases d'un État moderne avec peu de moyens matériels  et en misant sur les ressources humaines. Un accès généralisé à la santé et à l’enseignement, le planning familial ou encore le fameux Code du statut personnel (CSP), l’ancien «dictateur éclairé» a tout de même à son actif un bilan sociétal qu’il aurait été nécessaire de distinguer de son bilan politique. En effet, le bilan sociétal qu’il incarne, mais dont il n’est pas le dépositaire, s’inscrit dans le courant réformiste tunisien. Considérer les dictatures Bourguiba-Ben Ali comme une et une seule est un fait… Politiser des plaies de l’Histoire est une autre erreur. C’est du moins l’épisode de la remise au goût du jour du conflit Ben Youssef/Bourguiba ; le mouvement Ennahdha s’étant soudainement positionné dans la lignée de Ben Youssef. Outre la relecture de l’histoire, sous le règne du mouvement, les Tunisiens ont été attaqués dans leurs symboles «sacrés» en temps de crise. Les critiques adressées au  bureau exécutif «politisé» de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ont viré à la confusion des genres le 4 décembre dernier. Alors qu’ils s’apprêtaient à commémorer le cinquantenaire du décès de Farhat Hached, son fondateur et grande figure du mouvement national, les syndicalistes ont été attaqué place Mohammed Ali par les Ligues nationale de protection de la Révolution (LPR). À ce jour, les responsabilités n’ont pas été officiellement déterminées par la Commission d’enquête mixte en raison du refus du groupe gouvernemental d’accuser les membres de la LPR.  Dans le même temps, et alors que les Tunisiens se sentent menacés dans leur identité, le mouvement dénonce la campagne de dénigrement menée contre le Qatar.  

 

Déni de traditions

La situation de la femme tunisienne est exceptionnelle dans le monde arabe. Bien qu’imparfait, le Code du statut personnel constitue l’un des dispositifs législatifs les plus avancés en la matière. Certes, la «femme» était la vitrine de régime autoritaire, la carte joker jouée pour assurer sa sauvegarde. Il n’en fallait pas davantage pour que dans le cadre de la rupture, le mouvement cible par des déclarations ce consensus sociétal. Pourtant, lors d’une interview accordée à France 24, l’ancien Premier ministre Hamadi Jebali déclarait «soutenir le CSP et l’améliorer en appliquant le principe de l’égalité entre tous les citoyens». C’était sans compter sur les autres cadres du parti… Les hostilités à l’encontre de la femme ont débuté après les élections du 23 octobre. Invitée sur la Radio Monte-Carlo Internationale, Souad Abderrahim, la seule «députée non voilée d’Ennadha», estime que «les mères célibataires sont une infamie pour la société tunisienne». Les maux de la  Tunisie sont dès lors désignés : le célibat et les dérives morales. Sous la Troïka est créée, dans le cadre de liberté d’association, «El Amr Bil Maârouf Wa Nahye Ala El Monkar» (la promotion de la vertu et la prévention du vice). L’association, présidée par Adel Almi, un  bon client médiatique ayant plusieurs «succès» à son actif, dont l’éviction d’Iqbal Gharbi de la radio Zitouna. Sous la Troïka, Habib Ellouze, un des plus radicaux leaders du parti estime que «l’excision des filles s’apparente davantage à une opération esthétique»… Le mouvement Ennahdha se démarque aussitôt de ses déclarations. Sous la Troïka, le mariage «orfi» (coutumier) explose, notamment dans le milieu estudiantin. Enfin, sous la Troïka, la femme a failli devenir le «complémentaire de l’homme» en vertu de l’ex-article 28 de la Constitution au terme duquel  «L’État assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, sous le principe de complémentarité avec l’homme au sein de la famille (…)». Ces entailles, régulièrement portée à des acquis, ne sont pas le fruit du hasard. Derrière le «modèle féminin tunisien» se cache un modèle sociétal  qui puise ses origines dans le mouvement réformiste. Or, depuis l’accès au pouvoir du mouvement et avec la bénédiction de ses leaders, les Tunisiens assistent à l’arrivée de prédicateurs wahhabites venus «apprendre l’islam» aux «Tunisiens laïcs». Dans un pays qui se targue d’avoir un puissant savoir zeitounien   ultra moderniste, le choc et l’humiliation sont de taille. 

 

Maladresse politique

Les Tunisiens ont voulu la rupture politique. Dans ce domaine aussi, elle a été maladroitement menée. Régulièrement, au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC), le débat s’envenime en raison de la majorité bloquante d’Ennahdha… sur des questions qui font pourtant consensus partout ailleurs. Rapidement, la Troïka a renoncé à l’engagement écrit et signé pour une limite d’un an de la mission des élus. Dans le même temps, les institutions phares de la transition démocratique (HAICA, ISIE et IPSM) se mettent difficilement en place. Alors que le mouvement se déclarait pour un État civil lors de la campagne, il déclare vouloir intégrer un article selon lequel «la charia islamique est une source essentielle pour l’élaboration des lois» dans la Constitution. Puis, est venu le tour de contester l’article premier de la constitution de 1959, objet de consensus. Après des semaines de débats, le mouvement  s’est prononcé en sa  faveur «témoignant de sa modération». Mais le moment de répit dure un temps. Quelques semaines plus tard, les députés reviennent à la charge avec la constitutionnalisation  d’un Conseil supérieur islamique, également abandonné après une polémique. Aucun chapitre n’a échappé aux blocages d’Ennahdha. Si la révolution a été menée au nom de la liberté, elle se trouve limitée par «la criminalisation de l’atteinte au sacré» dans la Constitution. La référence aux conventions internationales est simplement ôtée. Le mouvement se montre intransigeant sur la question du régime. (Seul) Adepte du régime parlementaire pur, il s’oppose à l’octroi de prérogatives au président de la République. Après des semaines de débat, la question devrait (également) être tranchée cette semaine en dehors de l’Assemblée au Quartier général d’Ennahdha, seul habilité à trancher en la matière. 

Azza Turki

 

Ennahdha/communication

Le parti majoritaire dans ses retranchements

 

Dans cette période d’apprentissage « politique », il est difficile de parler de communication politique proprement dit. Toutefois, force est de constater. Les ministres du nouveau gouvernement comme les cadres d’Ennahdha se font rare dans les médias, et notamment sur les plateaux télévisés. Adoptée par stratégie ou par défaut, la politique de la chaise vide porte pour le moment ses fruits en raison d’une surmédiatisation d’un Congrès pour la République (CPR). Eclairage  

Selon Assabah News, dès  sa prise de fonction, Ali Laarayedh aurait conseillé à ses ministres d’éviter au maximum les médias et de « se contenter des déclarations relatives au rendement de leurs ministères ». Ses « consignes » ont été entendues. Depuis lors, quel que soit le sujet et quelle que soit la chaine, les ministres sont aux abonnés absents. Toutefois, le mot d’ordre qui s’est limité aux détenteurs d’un portefeuille du côté du CPR et d’Ettakatol, s’est étendu aux cadres, députés et membres du Bureau exécutif du côté d’Ennahdha. La majorité ne participe plus aux débats télévisés. Ali Larayedh est le premier à suivre le conseil. Depuis sa nomination, le Chef du gouvernement ne s’exprime pas et n’organise aucune rencontre périodique avec les télévisions nationales comme le faisait Hamadi Jebali. Sa dernière conférence de presse remonte au 26 février. S’exprimant en tant que ministre de l’Intérieur, il avait annoncé l’arrestation de quatre suspects arrêtés dans l’affaire de l’assassinat de Chokri Belaïd, la fuite (temporaire) de l’auteur du meurtre. Ce jour-là, parallèlement à sa sortie médiatique était organisée une reconstitution du crime. Le 26 mars dernier, l’ancien ministre de l’Intérieur accorde son unique interview au quotidien français « le Monde ». Le contexte s’y prête. Les relations avec la France étaient tendues depuis la manifestation organisée par le mouvement Ennahdha « contre la violence » et « pour « dénoncer les propos de Manuel Valls (NDLR/ministre Français de l’Intérieur)» qui avait appelé sur Europe 1 à «  la victoire des forces démocratiques et laïques qui portent les espoirs de la Révolution du jasmin […] lors des prochaines élections ».

 

Ennahdha/médias : le désamour

Les faits parlent d’eux-mêmes. Entre le mouvement Ennahdha et les médias tunisiens, la relation est compliquée. Discours offensif contre « les médias de la honte », chantage de la liste noire, non application des décrets 115 et 116 et nominations en fonction abusives, le rapport de force et la confrontation a culminé le 17 octobre dernier avec la grève (largement suivie) des journalistes. Depuis les médias pro-régime nouvellement créés peinent à avoir une audience malgré les moyens mis à leur disposition. Le clash média/gouvernement s’est traduit depuis un certain temps ; les premiers tendant à braquer les feux sur le verre à moitié vide alors que les seconds optent pour la diabolisation. La médiatisation d’Ennahdha jouait en sa défaveur d’autant plus que leur communicant numéro un a choisi de se retirer.  La disparition de Samir Dilou des plateaux de télévision, l’un des rares hommes du mouvement entièrement immergé dans la scène politique et sociétale tunisienne maitrisant l’art du débat, a mis en évidence l’émergence d’autres cadres « plus maladroits et agressifs » en termes de communication. 

 

Jusqu’à quand ? 

L’absence actuelle d’Ennahdha est compensée par la surmédiatisation du CPR et de son président honorifique. En effet, l’actualité est riche…entre un  Moncef Marzouki qui brille par ses déclarations à l’emporte-pièce, une Sihem Badi multipliant les faux-pas ou  simplement des cadres du parti endossant malgré eux le bilan de la Troïka sur les plateaux de télévision. En définitif, l’absence actuelle d’Ennahdha signe la mise à mort du CPR, auparavant un parti de militants de Droits de l’Homme, aujourd’hui écrasé par l’épreuve du pouvoir. Mais jusqu’à quand cette ligne de conduite peut-elle porter ses fruits ? Car la politique de la chaise vide n’a jamais porté ses fruits en matière de communication sur long terme ; une chaise vide étant occupée par l’adversaire politique. Toutefois, selon les sondages, Ennahdha oscille aujourd’hui entre les 15 et 20% sur l’ensemble du pays. Après avoir enregistré une baisse consécutive pendant des mois (baisse qui a profité aux partis d’opposition), le mouvement  se retranche aujourd’hui sur son noyau dur, électoralement garanti et mobilisable. 

A.T

 

Jebali présidentiable ?

Est-ce que Hamadi Jebali va se jeter à l’eau et créer sa formation  ou évitera-t-il la fitna? La question légitime agite les observateurs de la scène politique pour qui, un tel évènement serait historique et déterminant  s’il avait lieu. D’abord il chancellerait la masse supposée compacte des partisans d’Ennahdha entre pros et antis Jebali et obligerait les deux tendances (faucons et modérés) à se repositionner. Elle dégagerait clairement l’ancien Chef de gouvernement…car Hamadi Jebali a fait mouche. Depuis son initiative personnelle et exclusive de former un gouvernement de technocrates, le Secrétaire Général d’Ennahdha a réussi à se distinguer. Quelles que soient les rumeurs actuelles, les sondages sont unanimes, l’ancien Premier ministre se « dégage » et est même devenu présidentiable. Pourtant, il y a quelques mois, les critiques étaient acerbes. Les Tunisiens avaient notamment en tête cette vidéo dans laquelle il expliquait  aux sympathisants d’Ennahdha, avoir reçu des «signaux divins» et annonçait qu’il allait «instaurer le 6ème  Califat»! Ce temps est fini. Hamadi Jebali est sorti par la grande porte…non sans s’être affiché avec l’opposition et l’élite du pays (qu’ils considéraient comme le problème) afin de mettre en place le gouvernement de technocrates. 

 

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