À la mort de l’écrivain, cinéaste et diplomate Hammadi Essid, le 27 novembre 1991, le célèbre poète palestinien Mahmoud Darwich, louant dans une splendide oraison funèbre les qualités de l’homme, a posé cette question lancinante : «Qui dialoguera dès lors après Hammadi ? »
Le problème crucial dont la scène arabe a longtemps souffert, et qui est la cause majeure, disons-le, de tous les marécages dans lesquels patauge le monde arabe, a trait au dialogue. Darwich s’est interrogé en évoquant un brillant homme de dialogue, un séducteur des esprits et des pensées qui, souvent, assomme ses contradicteurs ou adversaires par une vérité éclatante. Puisque l’émergence sur la scène arabe d’un homme/femme compétent(e), rayonnant(e) et intègre, relève presque d’un miracle, sa disparition a été ressentie comme une douloureuse amputation. L’espoir s’est métamorphosé en tragédie. Et ô combien elles sont nombreuses et pénibles les tragédies arabes !
Si les Arabes fêtaient auparavant la naissance d’une jument de pure souche ou l’apparition d’un grand poète au sein de la tribu, maintenant ils devraient cesser cet usage primitif et n’instituer des festivités de ce genre qu’au cas où ils découvriraient parmi eux un homme ou une femme authentique de dialogue,
Le dialogue sérieux est le suc qui alimente l’esprit créateur dans toutes ses formes convaincantes. La pensée ouverte est une voie salutaire qui mène à la victoire sans dégâts. En l’absence d’un dialogue fertile et argumenté, les fixations de l’esprit destructeur et de la vérité absolue se répandront. Les prêcheurs d’une pensée infirme apparaîtront sur scène. D’où l’épidémie des controverses stériles des dialogues de sourds ou les conciliabules «sophistes» de l’arrogance meurtrière.
Le dialogue comporte des règles. La personne engagée dans cette voie doit posséder et maîtriser une éthique et une technique dans l’art de dialoguer. Si le dialogue est mené d’une manière versatile, selon des critères fallacieux, ce sont alors les conversations stériles qui prolifèrent et se propagent. Un dialogue vicié par les présupposés et les contrevérités affecte non seulement le droit qu’on défend mais également notre crédibilité tout entière.
J’ai retrouvé, il y a presque deux ans, dans un dialogue politique provoqué par des intellectuels palestiniens et israéliens à Barcelone (Espagne), les prémices d’une espérance possible pour une paix durable. Ce dialogue était équitable, franc, engagé, conforme aux normes de la polémique politique et intellectuelle. En tant que militants engagés, plusieurs jeunes Palestiniens ne conçoivent leur militantisme que sous l’angle d’un patriotisme constructif qui ne vise, en définitive, que la récupération du peuple palestinien de ses droits légitimes. Le militantisme libérateur est perverti dès qu’il est extirpé de son socle national et placé sous la coupe d’une appartenance plus large, idéologiquement ou religieusement chauviniste et tronquée. La Tunisie, l’Algérie, le Maroc et la Libye ont recouvré leur indépendance en dehors des ornières nationalistes panarabes. Il en sera de même pour la Palestine qui s’était perdue dans le magma du «nationalisme arabe» et qui, actuellement, retrouve son souffle spécifique et son identité propre à la faveur du mouvement tellurique déclenché par l’héroïque résistance nationale.
Serions-nous amenés à acclamer des deux mains à chaque fois qu’apparaissent des hommes de dialogue de cette trempe-là ? Aurions-nous toujours la main sur le cœur de peur de voir surgir des «chasseurs d’évènements», ignares et opportunistes, qui se mobilisent pour torpiller sans vergogne toute cause juste ?
267