Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)
Les Iraniens, c’est bien connu, sont de grands amateurs de poésie. Mais, à côté du patrimoine persan millénaire, ont-ils trouvé une place pour le poète national écossais, Robert Burns ? On peut l’espérer, car deux siècles après sa mort, ce poète des Lumières a encore des choses à dire. Même aux ayatollahs. Par exemple dans les célèbres vers que Burns a adressés à une souris, dont il venait de déranger le nid :
Mais pauvrette, tu n’es pas la seule
Dont le destin témoigne que la prévoyance peut être vaine ;
Les plans les mieux conçus des souris et des hommes
Avortent bien souvent,
Et ne laissent, au lieu de la joie escomptée,
Que peine et douleur.
L’ayatollah Ali Khamenei, Guide suprême de la République islamique, y souscrirait – surtout depuis l’élection présidentielle du 14 juin.
Après la débâcle des dernières présidentielles en 2009, pourtant, le Guide et ses fidèles avaient bien pris soin de tout bien ficeler cette fois. Les médias étaient sous contrôle, bien sûr, et Internet verrouillé en attendant le lancement par l’Etat iranien d’un nouveau réseau « halal » censé le remplacer … Et au niveau purement électoral, comme le fait remarquer The Guardian :
La liste des sept cents candidats avait été réduite à sept personnalités jugées acceptables par le Conseil des Gardiens de la Révolution, qui devaient s’affronter pour décrocher une fonction à laquelle n’est attaché depuis des années aucun pouvoir de décision stratégique en matière de politique étrangère.
Car, observe Mehdi Khalaji, diplômé de la faculté de théologie de Qom devenu analyste politique au Washington Institute for Near East Peace :
Khamenei a montré qu’il se méfiait des réformistes, des technocrates, des religieux et des commerçants du bazar – en d’autres termes, de tout ce qui constitue les forces sociales et politiques traditionnelles de la République islamique. A leur place, il dirige le pays en s’appuyant sur des personnages falots ayant des liens avec l’armée et les services de sécurité.
La principale qualité du président est l’obéissance, plus que les qualifications et la compétence. Khamenei ne veut pas revivre les tensions qui ont marqué ses relations avec les précédents présidents.
Parmi les sept candidats officiellement approuvés – devenus six après le retrait anticipé du réformateur Mohamed Reza Aref – il y avait, à côté de cinq conservateurs purs et durs tous plus fidèles les uns que les autres au Guide, un autre diplômé de Qom, un certain Hassan Rohani, « ni ultraconservateur ni réformateur radical, mais plutôt un centriste à tendance conservatrice qui a adopté des positions de plus en plus modérées au cours de la campagne », comme le note le Los Angeles Times.
Selon le Christian Science Monitor :
Avant le vote, beaucoup ont pensé que la candidature de Rohani n’était qu’un leurre, autorisé par le Guide afin d’accroître le taux de participation parmi les Iraniens désabusés et effacer les souvenirs de l’élection de 2009, entachée par la violence et la fraude.
Mais c’est finalement ce religieux modéré, qui a su capitaliser sur le mécontentement au sein de l’électorat et sur les divisions dans le camp conservateur, qui a été élu, et Khamenei est peut être aussi surpris que n’importe qui par ce résultat. La vague de soutien à Rohani, qui a commencé seulement 72 heures avant le vote, alimentée par l’appui des anciens présidents Mohammad Khatami et Akbar Hashemi Rafsanjani, a été un choc pour Khamenei et le reste de l’establishment conservateur.
Stupeur aussi chez tous ceux qui, après avoir envisagé de boycotter l’élection parce qu’ils estimaient leurs votes «inutiles» dans un système truqué, sont allés voter quand même, et ce faisant ont contribué à pousser le taux de participation officiel à environ 72 pour cent, car cette fois le résultat a été le reflet fidèle de leur choix.
[…]
Durant la nuit, les six candidats ont publié une déclaration commune appelant leurs partisans à ne pas manifester ou fêter la victoire jusqu’à ce que les résultats soient publiés. En fin de journée, Rohani avait appelé ses partisans à éviter toute « manifestation hors du cadre légal », en insistant qu’il ne pouvait avoir de rassemblement qu’après l’annonce officielle des résultats et obtention d’une autorisation légale.
Las ! Même les plans des ex-centristes-à-tendance-conservatrice-devenus-de-plus-en-plus-modérés ne sont pas infaillibles, semble-t-il. Car ils ont été des dizaines de milliers d’Iraniens à descendre dans la rue sans se soucier de la moindre autorisation. Najmeh Bozorgmehr, correspondante du Financial Times à Téhéran décrit la scène :
Les principales rues et places de Téhéran résonnent des noms des dirigeants de l’opposition, Mir-Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, qui s’étaient présentés aux présidentielles de 2009 mais ont fini en résidence surveillée après avoir dénoncé des fraudes massives et suscité d’énormes manifestations, dont la répression a laissé plus de 100 morts. « Moussavi, nous avons récupéré tes voix, » scande-t-on. Une manifestante, Fereshteh, ingénieur en informatique âgée de 28 ans, dit toute en larmes : « Je suis très heureuse mais je ne peux pas m’empêcher de penser à toutes les personnes qui ont été tuées [dans l’agitation 2009], et que nous aurions dû avoir cette célébration il y a quatre ans . La place qu’elles laissent est si vide maintenant. »
Borzou Daragahi, également du Financial Times, affirme :
Le soulèvement postélectoral contre le régime iranien en 2009-10, mais aussi les révoltes du Printemps arabe, les troubles en Turquie et même l’épreuve de force entre laïcs et islamistes qui se profile en Egypte ont dû jouer un rôle dans la décision de Khamenei d’interdire toute tricherie dans cette élection. L’ambiance dans toute la région étant explosive, le Guide suprême a sans doute fait le calcul qu’il serait préférable de vivre un deuxième 1997 – l’année où le réformateur Mohamed Khatami a été élu président – qu’un 2009 bis.
Les prochaines semaines diront si le calcul du Guide aura été juste, ou si au contraire le pari que viennent de faire des millions d’électeurs iraniens en se servant du bulletin Rohani pour ouvrir une brèche dans le système s’avérera payant.
En attendant, la question du devenir des relations internationales de l’Iran reste posée. The Guardian note que, malgré les pouvoirs très limités du président de la République islamique en matière de politique étrangère :
l’issue du scrutin présidentiel du 14 juin n’en risque pas moins d’avoir un impact au-delà des frontières du pays, tant sur les négociations sur le nucléaire, bloquées depuis longtemps, que sur l’insoluble conflit syrien.
[…]
« Sur la question du nucléaire, certaines factions à Téhéran ne voulaient surtout pas voir émerger un accord qu’Ahmadinejad aurait pu revendiquer, même s’il n’y avait rien à voir, » explique Mohammad Ali Shabani, rédacteur en chef du trimestriel Iranian Revue of Foreign Affairs. « Il est très difficile pour les hauts dirigeants de changer d’avis sur ces questions tant qu’Ahmadinejad est en fonction, car ils risquent de donner l’impression de faire machine arrière. L’élection fournira une occasion de changement de position. […] Il sera bien plus facile pour l’Occident de traiter avec n’importe qui d’autre qu’Ahmadinejad, après tout ce qu’il a dit sur Israël et le reste. »
[…]
[Mais selon] Karim Sadjadpour, analyste iranien à la Carnegie Foundation for International Peace […] l’arrivée d’une nouvelle tête à la présidence […] ne sera pas forcément un atout pour Israël :
« Alors que les pays intéressés par un accord nucléaire avec Téhéran peuvent voir d’un bon œil l’arrivée d’un nouveau président iranien, s’il en est un qui risque fort de regretter Mahmoud Ahmadinejad, ce sera Nétanyahou. C’est en grande partie à cause de la rhétorique violente d’Ahmadinejad que l’Iran a écopé de six résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU et d’un régime de sanctions internationales pratiquement inédit par son ampleur et sa portée. Je pense qu’en Israël, comme en Occident, de nombreux dirigeants estiment que, si l’Iran se choisit un président dans les rangs de la ligne dure, il vaudrait mieux que ce soit quelqu’un qui insulte la communauté internationale et donne une image négative de l’Iran qu’une personnalité mesurée et sans relief. »
P.C.