«Un si long chemin vers la démocratie » de ben jaafar : Extrait

 

"Un si Long chemin vers la démocratie" , est le fruit d'une cinquantaine d’heures d’entretiens formels et informels entre l'ancien président de l'Assemblée Nationale Constituante ANC Mustapha Ben Jaafar, et l'un universitaire spécialiste du monde arabe, Vincent Geisser.

Dans cet ouvrage, Mustapha Ben Jaafar revient notamment sur la crise de l’été de 2013, exactement après l’assassinat de Mohamed Brahmi, où certains politiques tunisiens "démocrates" réclamaient carrément la dissolution de l’ANC, alors que d’autres s’y accrochaient au nom de la "légitimité électorale". Un face à face qui aurait pu déboucher sur un véritable chaos social et politique en Tunisie.

Mustapha Ben Jaafar raconte ,à travers ce livre, les détails sa décision de suspendre les travaux de l’Assemblée nationale constituante pour sauver la démocratie. 

Les administrateurs de la page officielle de Mustapha Ben Jaafar ont choisi de publier des " Bonnes feuilles" du livre , afin de donner envie aux lecteurs de le découvrir.

 

Voici le premier extrait :

Témoignage inédit de Mustapha Ben Jaafar sur la crise de l’été 2013 où la Tunisie a failli basculer dans le chaos politique
Jai été très affecté par l’assassinat de Mohamed Brahmi : c’était un symbole de la Tunisie révolutionnaire et de la démocratie naissante qui tombait. A travers lui, c’était toute la transition démocratique que l’on assassinait. Il avait beau être un opposant résolu à la Troïka, je le respectais profondément pour son courage politique et son apport au débat démocratique.

Je l’ai côtoyé pendant des mois en tant que président de la Commission de tri des candidatures à l’ISIE, dont il était membre. C’était un homme modeste, issu du peuple, pieux, représentant la région de Sidi Bouzid, qui a été le cœur battant de la Révolution. En apprenant la nouvelle de son assassinat, j’ai été effondré. J’ai immédiatement décrété une journée de deuil à l’ANC et organisé une séance plénière sur la violence politique. Malgré le choc, je ne voulais pas rester inactif, percevant déjà les tentatives d’instrumentalisation politique de part et d’autre. Les débats tunisiens étaient dominés par le contexte anxiogène du coup d’Etat égyptien. D’aucuns rêvaient de reproduire un « Tamarod» à la tunisienne, chassant du pouvoir la majorité élue. D’autres appelaient à la résistance contre les éventuelles tentatives de putsch ou de coup d’Etat militaire. La scène politique s’était coupée en deux. Les canaux du dialogue étaient rompus. Des blocs identitaires commençaient à se former selon le clivage sécularistes/islamistes, que j’avais toujours redouté et dénoncé. Plus grave, la plupart des acteurs politiques, associatifs et syndicaux avaient substitué à leur participation régulière aux institutions « la politique de la rue » et de l’affrontement direct. D’un côté, l’opposition se réclamait d’une légitimité populaire « nouvelle » acquise par le rapport de force, de l’autre, les islamistes revendiquaient haut et fort leur légitimité électorale. Les premiers avaient constitué un Front de salut national (FSN), réclamant la démission immédiate du gouvernement et la dissolution de l’ANC qui, selon eux, n’était plus représentative. Une cinquantaine de députés décidaient d’ailleurs de se retirer de l’ANC et de rejoindre les manifestants sur la place du Bardo. Les seconds mobilisaient leurs partisans en lançant un « appel au peuple » pour faire barrage à la contre-révolution en marche. Et pour rajouter à ce climat anxiogène, huit soldats de l’armée nationale étaient tombés la même semaine, victimes d’attaques terroristes. Au regard de ces événements dramatiques, il était clair que des apprentis sorciers à l’intérieur et à l’extérieur du pays misaient sur le chaos pour abattre le processus démocratique et prendre le pouvoir par la force.
Dans ce contexte explosif, que faire ?
J’ai d’abord choisi de parler et agir exclusivement en tant président de tous les députés. Il était essentiel de réhabiliter le rôle central de l’ANC en tant qu’institution-clé de la transition démocratique. Je voulais me tenir à égale distance de tous les protagonistes pour donner du poids à ma mission de médiation. Durant cette période de crise, toutes mes interventions et toutes mes prises de parole publique se feront sur ce registre de rassembleur. 
Dès le 30 juillet, j’ai consulté tous azimuts les personnalités politiques, associatives et syndicales, notamment le président du mouvement Ennahdha, le secrétaire général de l’UGTT, le président de Nidaa Tounes et bien sûr les responsables des partis politiques d’opposition auxquels appartenaient les députés « retirés » de l’ANC. Même si je restais persuadé qu’ils devaient regagner leur siège pour finaliser le processus constitutionnel, je ne voulais surtout pas les isoler en les confortant dans une attitude de refus ou de boycott. Je n’ai jamais rompu les ponts avec les « retirés », bien que certains d’entre eux aient réclamé ma démission.
Plus délicat, compte-tenu des animosités et des rancœurs accumulées, chaque camp rejetant sur l’autre la responsabilité de la violence politique dans le pays, j’ai tout fait pour que les différents protagonistes échangent directement entre eux, œuvrant ainsi à une reprise progressive du Dialogue national. Ce dernier était au point mort depuis des semaines, mais j’étais persuadé que le contexte de crise était une occasion de reprendre ce dialogue au nom de l’intérêt national. C’est d’ailleurs pour cette raison, pour éviter de braquer les uns contre les autres, que j’ai, dès les premiers jours de la crise, proposé la formation d’un gouvernement d’union nationale, chargé de conduire le pays à des élections libres et honnêtes. Je me suis activé, mais je n’étais plus dans le protocole. J’ai organisé de nombreuses rencontres bilatérales ou multilatérales au siège du Conseil constitutionnel qui était devenu en quelque sorte mon « QG de crise ». La discrétion des lieux mettait davantage en confiance mes interlocuteurs. Je me déplaçais aussi beaucoup pour rencontrer les uns et les autres, notamment au siège de l’Union maghrébine des syndicats, où j’ai eu plusieurs entretiens avec Houcine Abbasi, secrétaire général de l’UGTT, qui a joué un rôle clé dans le dénouement de la crise.
Oui, il est vrai, qu’au début, ma décision de suspension (taâliq) a été mal comprise. Mon discours du 6 août, retransmis en direct à la télévision nationale, a parfois été mal interprété. Certains y voyaient une manipulation pour étouffer la protestation, d’autres un véritable coup d’Etat constitutionnel, m’accusant au passage de traîtrise. J’ai consulté mes plus proches collaborateurs à l’assemblée. Tous étaient convaincus qu’il fallait agir, faire quelque chose pour désamorcer l’affrontement.

La soirée du 6 août promettait d’être particulièrement chaude. L’opposition soutenue par plusieurs associations « indépendantes » a jeté toutes ses forces dans la bataille. En face, séparés par des barbelés, les partis défenseurs de la légitimité se mobilisaient avec la même détermination. Ce 6 août était vraiment la journée de tous les dangers, d’autant qu’elle coïncidait avec la commémoration mensuelle de l’assassinat de Chokri Belaïd. J’ai donc décidé de suspendre l’Assemblée et parallèlement, de relancer le dialogue national initié par le Quartet constitué par l’UGTT, l’UTICA, la LTDH, l’Ordre des Avocats, dans lequel le syndicat historique, l’UGTT, jouait un rôle central.

Je me suis adressé à la Nation et j’ai finalement décidé la suspension des travaux de l’Assemblée pour contenir l’explosion. C’est l’intérêt national qui m’a guidé. J’aurais pu continuer les travaux de l’ANC, comme si de rien n’était, et même trouver une majorité parlementaire pour voter les textes. Cependant, cette attitude de dénégation me paraissait totalement irresponsable. Il n’était pas question de passer en force. Le contexte était explosif. Il fallait adopter une mesure d’apaisement, même si au départ, tout le monde n’a pas immédiatement compris la portée de mon geste. Nous étions dans une logique d’affrontement. La politique de la rue avait remplacé la politique institutionnelle. En tant que responsable national, je devais contribuer à déminer la situation qui aurait pu déraper à tout moment et déboucher sur un début de conflit civil.
La décision de suspension a été généralement mieux accueillie par l’opposition que par mes partenaires de la Troïka. C’est dans la majorité parlementaire que j’ai essuyé le plus de critiques et d’attaques, allant jusqu'à mettre en cause ma loyauté et m’accuser d’agir sous pressions étrangères. C’est un registre classique en Tunisie que de voir partout la main de l’étranger. La dictature de Ben Ali en jouait souvent pour nous délégitimer en tant qu’opposants.

Les Ligues de protection de la révolution (LPR) et certaines franges radicales du parti Ennahdha ont considéré que ma décision de suspendre les travaux de l’ANC équivalait à un acte putschiste. Ils ont carrément appelé les députés à me démettre et à élire un nouveau président. Même chez les membres modérés de la majorité parlementaire, les réactions ont été vives. Nos partenaires de la Troïka, le CPR et Ennahdha, ont d’abord perçus la suspension comme un acte de défiance à l’égard de l’ANC, pensant un moment que je jouais double jeu et que je m’étais rallié au camp des « retirés du Bardo ».

Certains députés ont même tenté, le 3 septembre, de pénétrer dans mon bureau de l’ANC par la force, afin de l’occuper symboliquement. Avec le temps et une bonne dose de pédagogie, les esprits ont fini par se calmer. Il faut saluer ici la sagesse du président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, et de la vice-présidente de l’ANC, Meherzia Labidi, et du président du groupe parlementaire d’Ennadha Sahbi Attig. Ils ont tout fait pour ramener les députés islamistes à la raison, en les convaincant que la suspension était un geste salutaire pour sauver la transition démocratique.

La suite des évènements va démontrer que cette décision électrochoc a évité au pays un saut dans l’inconnu. Et plus tard tout le monde a saisi le sens salvateur de cette décision.

 

 

 

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