Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)
Ils traitent des surgissements révolutionnaires, des espoirs incertains, des basculements tragiques qui forment leurs cortèges et, selon la thématique impatiente qu’Adonis n’a jamais cessé de labourer, des entraves archaïques qui barrent le cheminement du monde arabo-musulman vers la démocratie.
Est-il besoin de présenter l’auteur ?
Adonis est né vers l’âge de douze ou treize ans quand le jeune Ali Ahmad Saîd Esber, natif d’Al-Qassâbîn, village syrien des bords de la Méditerranée, proche de l’antique Ougarit, fils de paysans destiné à demeurer paysan, dans ses méchants habits et contre l’avis de ses parents se rend aux devants du président syrien Choukri al-Kuwatli en visite dans la ville voisine.
Malgré le service d’ordre, il entend se joindre à l’assemblée locale. On l’écarte, il insiste, il finit par attirer l’attention. On l’écoute, il clame sa prose. On lui demande quelle récompense il attend. Il répond étudier.
L’adolescent vient de mettre en œuvre l’axiome d’un philosophe dont il ne connait pas encore le nom, Aristote : l’homme est un animal social qui réalise son être politique par la prise de parole dans la cité. La parole sera son intarissable butin.
D’après un autre acte, Adonis naît à l’âge de dix-sept ans quand il publie ses premiers poèmes. En les signant non pas de son patronyme, scellé par l’élévation, la louange et le bonheur révélés, mais de ce pseudonyme païen et de vieille mémoire, du nom de l’amant phénicien d’Aphrodite aux délicieux épithète et de Perséphone aux attributs aimables.
Adonis : celui dont le sang donna naissance à l’anémone après qu’il eut été tué par un sanglier, qu’Aphrodite, voulut suivre jusqu’aux Enfers mais elle se piqua au pied avec une épine de rosier et depuis ce jour il existe des roses rouges, que Zeus magnanime ramène à la vie au printemps.
Adonis que l’on célébrait dans les villes, Athènes ou Alexandrie, par des fêtes licencieuses, que l’on honorait dans les champs en plantant des graines forcées avec de l’eau tiède pour les faire croître plus vite.
Adonis est un nom en écho et un nom en augure, il appelle et rappelle un chant énivrant, une respiration au souffle des mystiques, l’indifférence aux confessions…
Adonis a 80 ans. Il vit en banlieue parisienne. Maintenant considéré comme l’un des plus grands poètes vivants de langue arabe, artisan d’une liberté inconditionnelle de la langue, fondateur des revues Chiir et Mawâkif, traducteur de Baudelaire, Bonnefoy et Michaux et en français, d’Aboul Ala El-Maari, il reste un irrévérencieux professeur de laïcité.
Certains s’insurgent contre ce magistère et soutiennent que les engagements d’Adonis ont autant construit sa notoriété que son œuvre littéraire, sinon davantage.
D’autres lui font grief de s’attarder dans une controverse démodée et de contempler avec le confort de la distance de vieilles lunes, en l’occurrence, le rapport de la pensée politique arabe contemporaine à la religion.
Quelques uns supposent que son insistance à affirmer n’être d’aucun pays n’est nullement de la modestie identitaire mais, tout à l’inverse, le symptôme d’un besoin de reconnaissance, à hauteur du prix Nobel.
Si les essais d’Adonis ne rencontrent pas les mêmes suffrages que sa poésie, il demeure que ses prises de positions sont claires.
Sans doute, un texte comme la Prière et l’épée développait, avec plus de phrasé les fulgurances du poète : la nécessité d’un mur pour construire la pensée, le langage de la modernité qui n’est encore qu’idiome… Mais, Printemps arabes, composé de textes courts restitue les principes forts de son propos.
Laïcité
Entre monothéismes, il n’y a que des différences de degré, pas de nature. Même vision de l’être humain retenu dans un monde clos. Dès lors que s’avancent des arguments teintés d’orthodoxie, d’infaillibilité, de raison supérieure, le choix disparaît et il ne sert à rien de s’accommoder des concessions : sur ces terrains, on est aussi hérétique pour nier un seul point que pour nier le tout. Ce n’est que question de temps.
Adonis ne transige pas : Dans ce qu’on appelle les révolutions arabes, il manque l’essentiel : la rupture avec l’islam institutionnalisé et la tradition autoritaire… Il questionne : Quel est le sens de l’islam modéré au niveau de la société civile, de l’art, de la pensée, de la musique, de la vie du corps ou du sexe et de l’amour ? Qui mesure le degré de cette modération et comment ?
Altérité
Jacques Berque, parmi les premiers, avait senti le double mouvement essentiel de l’itinéraire poétique d’Adonis : dans le monde et dans le Soi. Ensemble, ils appelaient à de nouvelles confluences, des Andalousies recomposées, des promesses de métissage.
Printemps arabes, à la lumière des enjeux des révoltes populaires, voudrait montrer que faire société est le premier pas vers cet horizon. L’esprit d’hétérogénéité commence à se déclarer quand la citoyenneté est aveugle aux différences de genre, de confession, de clan, de groupe.
Certes, on pourra opposer que ce sont là des principes de bien haute volée, décoratifs et peu coûteux.
Cependant à moins de ne considérer la poésie que comme un amusement esthétique, d’ignorer qu’elle est épiphanie profane, art de frapper un mot contre un mot pour que jaillissent des étincelles, il resterait encore chez Adonis la revendication du droit fondamental à imaginer hors des limites autorisées, à affranchir les mots de l’esclavage :
Les hommes naissaient de nouveau, dans les mots et ce qu’ils expriment, dans les épées, les bombes, les chars de combats et les missiles.
Aujourd’hui, on tue l’alphabet, lettre après lettre.
Où retrouver les mots qui disent les choses qui viennent de naître ou qui naîtront demain ?
(Zócalo)
Celan qui se jeta dans la Seine du Pont Mirabeau et qui définissait la poésie comme l’envoi de son destin à la langue aurait écrit : Il y aura une langue au nord de l’avenir.
R.S.M
*Adonis, Printemps arabes. Religion et révolution.traduit de l’arabe par Ali Ibrahim, La Différence, 160 p.