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L’année 2022 s’ouvre avec la grande consultation populaire que le président Kaïs Saïed appelait de ses vœux. Mais le contexte politique reste explosif.
« Votre opinion, notre décision. » La plateforme électronique qui doit recueillir les suggestions des Tunisiens concernant les réformes proposées par le président Kaïs Saïed, qui s’est arrogé les pleins pouvoirs depuis fin juillet, a été lancée officiellement samedi 1er janvier. L’enjeu est de taille pour le président, qui veut rompre avec l’image d’homme isolé, remettre le pays sur les rails sur le plan des idées et à partir de ses forces vives. Reste à savoir si ce sera suffisant pour apaiser un climat politique toujours explosif.
En tout cas, selon le ministère des Technologies, une « opération d’essai et de sensibilisation » a commencé dans les maisons de jeunes des 24 régions du pays, et « la plateforme sera ouverte à tout le monde à compter du 15 janvier et jusqu’au 20 mars ». Mais l’initiative ne fait pas l’unanimité, tant sur le plan démocratique que technique. Sachant que 45 % seulement des foyers tunisiens disposent d’une connexion Internet, les autorités se veulent rassurantes, affirmant que les autres pourront se rendre dans divers comités de quartier. « Votre présent et votre avenir sont lancés », indique sur sa page d’accueil le portail électronique de la consultation nationale www.e-istichara.tn.
*Comment ça fonctionne ?
Pour adresser leurs remarques, les internautes sont appelés à s’inscrire avec leur carte d’identité en entrant dans le portail, sollicitant un code secret qui leur sera envoyé par texto/sms.
Les autorités assurent que la plateforme a été conçue pour permettre « aux Tunisiens, à la maison et à l’étranger, d’exprimer leurs points de vue sur les questions les plus importantes », en ajoutant « parce que votre avis est important ».
Le site énumère les questions politiques et électorales, économiques et financières, les problèmes sociaux, le développement et la transition numérique, la santé et la qualité de la vie, les affaires éducatives et culturelles. À la fin de son préambule, la plateforme indique : « consultation nationale… votre opinion, notre décision ».
*Contexte explosif
Depuis le 25 juillet 2021, arguant de blocages politiques et socio-économiques, le président Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs dans le pays qui fut le berceau du Printemps arabe en 2011. Il a limogé le chef du gouvernement et suspendu le Parlement, dominé par le parti d’inspiration islamiste Ennahdha, sa bête noire. Depuis, il gouverne par décrets malgré les protestations de ses opposants et des organisations nationales, dont la puissante centrale syndicale UGTT.
Le 13 décembre, le chef de l’État a dévoilé une feuille de route destinée à sortir de la crise politique avec un scrutin législatif prévu en décembre 2022, après révision de la loi électorale, et un référendum en juillet 2022 pour amender la Constitution, qu’il veut plus « présidentielle », aux dépens du Parlement. Auparavant, une « consultation populaire » électronique doit être organisée pour faire émerger des idées qui doivent servir de base aux amendements constitutionnels. Un procédé singulier qui illustre, selon ses détracteurs, les méthodes « populistes » du président, élu en 2019 avec près de 73 % des suffrages, et qui continue de jouir d’une popularité solide.
« Le pays nage en pleine incertitude politique, même après l’annonce par M. Saïed de sa feuille de route qui ne semble pas rassurer les partenaires, ni à l’intérieur ni à l’extérieur », avait expliqué à l’AFP le politologue Hamza Meddeb. « On n’a jamais essayé en Tunisie ce genre de référendums, et on ne sait pas comment le président compte organiser ces consultations. Il y a beaucoup de points d’ombre », a-t-il estimé. Ces consultations se dérouleront « en plein malaise socio-économique avec des questionnements concernant les libertés », analysait-il, déplorant « une répression à visage couvert ».
Vendredi, le vice-président d’Ennahdha, Noureddine Bhiri, proche de Rached Ghannouchi, à la tête du parti d’inspiration islamiste et bête noire du chef de l’État, a été arrêté. Aucune information n’a été donnée sur les motifs de cette arrestation. Ennahdha a confirmé l’interpellation de M. Bhiri, également ancien ministre de la Justice, dénonçant, dans un communiqué, « un kidnapping et un dangereux précédent qui marque l’entrée du pays dans le tunnel de la dictature ». Le même jour, dans un communiqué, le ministère de l’Intérieur a annoncé qu’il avait ordonné l’assignation à résidence contre deux personnes, sans citer de noms. Ennahdha est au cœur d’un bras de fer avec le président Kaïs Saïed depuis son coup de force du 25 juillet et sa décision de suspendre le Parlement que ce parti contrôlait depuis une dizaine d’années. Plusieurs politiques et opposants ont dénoncé un « coup d’État », mettant en garde contre une volonté du président Saïed de régler ses comptes avec ceux qu’ils désignent dans ses discours par le terme d’« ennemis », sans jamais les citer nommément. Le 22 décembre, l’ancien président Moncef Marzouki, critique farouche du président tunisien vivant en France, a été condamné par contumace à quatre ans de prison pour avoir « porté atteinte à la sûreté de l’État à l’étranger » après avoir critiqué publiquement le pouvoir tunisien depuis Paris.
(Le Point)