Une copie à revoir

Par Faouzi Bouzaiene

De bonne ou de mauvaise foi, le président Kaïs Saïed a déçu, choqué, humilié ses partenaires dans la rédaction du projet de constitution 2022. Ils ne sont pas nombreux, quelques-uns seulement ont accepté de braver les flux de critiques et d’accusations de tout genre et de lui tendre la main pour mettre sur pied son projet de nouvelle constitution pour une nouvelle République. Messieurs Sadok Belaïd et Amine Mahfoudh ont été en première loge pour recevoir en plein visage les remontrances, les reproches et même les insultes pour leur connivence et leur collaboration avec celui qui déchaîne les haines de ses opposants et de ses détracteurs. 
Kaïs Saïed ne fait pas grand-chose pour se faire apprécier et comprendre. Au contraire, il signe et persiste à n’écouter personne et à faire cavalier seul laissant la vague des oppositions grossir inexorablement et les inquiétudes s’étendre à tous les Tunisiens, y compris ceux qui le soutiennent depuis 2019 et surtout depuis le 25 juillet 2021. La vague qui monte ne semble pas l’inquiéter outre mesure puisqu’il ne change pas d’attitude mais ses rares partenaires et collaborateurs doivent à présent faire face au retour de la vague.
En publiant au JORT un projet de constitution différent de la copie qui lui a été remise par Sadok Belaïd, le président a discrédité ses plus proches partenaires, même si leur rôle était purement consultatif. C’est un discrédit parce que le président de la commission consultative, chargée de l’élaboration d’un « draft » pour une nouvelle constitution, en l’occurrence le doyen Belaïd, n’a même pas été consulté à propos des changements apportés par Kaïs Saïed à la copie de la commission. Non pas que le président n’y a pas le droit, au contraire, mais  par respect au travail accompli en un temps record, aux efforts consentis, aux compétences des uns et des autres mises à contribution et à la confiance placée en l’institution de la présidence de la République. 
Revoyez votre copie, M. le président ! Ne dit-on pas que la modestie est la qualité des grands. Vous avez tout à gagner à revoir, à corriger et à supprimer, si besoin est, ce qui doit l’être du projet de constitution que vous proposez au référendum du 25 juillet. Vous gagnerez la confiance et le respect de tous les Tunisiens, sauf bien sûr de ceux qui vous qualifient de putschiste depuis votre activation de l’article 80 de la constitution de 2014, le 25 juillet de l’an dernier. 
Vous devez revoir votre copie M. le président parce que l’article 139 ne précise pas ce qui se passera dans le cas où ce serait le « non » qui l’emportera le 25 juillet ; parce que votre projet de démocratie de base par le biais de la création d’un Conseil des régions et des districts est méconnu de la plupart des Tunisiens, sauf par vos partisans, or vous êtes le président de tous les Tunisiens ; parce que vous avez supprimé l’article relatif au scrutin libre et direct pour l’élection des députés ; parce qu’il est inadmissible que la Tunisie fasse marche arrière en termes d’appartenance religieuse et identitaire après 63 ans d’émancipation des droits de la femme et que l’Etat tunisien est laïc depuis son instauration ; parce que l’article 10 de la copie de Sadok Belaïd répond à toutes les attentes et inquiétudes des Tunisiens en précisant que « la Tunisie est une République démocratique et sociale, basée sur la citoyenneté, la volonté du peuple, le respect des droits et des libertés, la solidarité et la suprématie de la constitution ». Ce sont là quelques arbres qui cachent la forêt, car la révision de la copie du président mérite que le document soit remis sur la table d’un véritable dialogue national pour être analysé sous toutes ses coutures et proposé à l’approbation générale. La constitution est un pacte national qui doit bénéficier de l’adhésion élitiste et populaire la plus large possible, c’est loin d’être un sujet de concurrence ou une course pour un trophée. 
La nouvelle constitution doit pouvoir vivre longtemps, comme toutes les constitutions du monde, et répondre aux attentes des générations actuelles et prochaines. Rien ne doit être laissé au hasard ni à l’interprétation des uns et des autres. Le constitutionnaliste Amine Mahfoudh conseille encore le président Kaïs Saïed, malgré sa grande déception, de « revoir le texte avant le 25 juillet pour qu’il ne soit pas soumis au vote avec ses fautes grammaticales et ses articles qui prêtent à équivoque et ceux plus dangereux, susceptibles de nourrir plus tard de graves crises politiques et identitaires ». Au quatrième jour de la publication au JORT de la copie de Kaïs Saïed, et après s’être offert un temps de réflexion, Mahfoudh propose de « corriger de manière collégiale ce qui doit l’être pour rassurer le peuple tunisien et nos partenaires étrangers, il reste 22 jours, nous avons tout le temps, nous pouvons faire cela en deux jours ; au-delà du 25 juillet, ce sera trop tard, il y va de la réputation de la Tunisie et de la souveraineté de l’Etat tunisien ».
Ne vous laissez pas à la merci des mauvaises langues, M. le président, qui vous accusent des pires infamies. La Tunisie appartient à tous les Tunisiens, votre devoir est de les faire participer à la construction de leur Etat et de leur avenir. Si vous refusez de faire marche arrière, de remettre votre copie sur la table du dialogue, alors il vaudra mieux que le référendum soit annulé ou reporté à une date ultérieure, sinon le « non » vaincra. Mais dans le cas  où ce serait le « oui » qui l’emportera, il sera violent. 
Les Tunisiens vivent depuis plus d’une décennie une série infernale de crises politiques qui ont tout détruit sur leur chemin pour un seul idéal : instaurer un régime démocratique basé sur les droits, les libertés et l’égalité entre tous les citoyens, hommes et femmes. Or le projet de nouvelle constitution de Kaïs Saïed ne tient compte que des attentes d’une partie des Tunisiens. La démocratie de base, pour ne citer que cet exemple, si elle suppose que les régions participent de manière plus directe à leur développement, c’est là un point positif, mais il convient d’en définir ensemble le mode de scrutin tout comme celui de l’élection des députés au niveau national.  En attribuant une plus grande autorité aux régions, ne court-on pas le risque de créer un pouvoir législatif à deux têtes, comme l’Exécutif à deux têtes, avec tous les conflits et les confrontations que cette situation peut engendrer ? Ne risque-t-on pas d’alimenter les régionalismes et tribalismes qui ne feront que diviser encore plus les Tunisiens ? Il en est de même d’un président de la République omnipotent qui n’aurait de comptes à rendre à personne, à aucune institution, même pas à la Cour constitutionnelle, tel que stipulé par la copie de Kaïs Saïed. Ne risque-ton pas une dérive vers un régime autoritaire ou carrément une dictature ?  
Il y aurait encore beaucoup à dire, mais le plus important demeure que tous les Tunisiens voudraient voir leur pays sortir de l’impasse. Pour ce faire, le président Kaïs Saïed doit impérativement publier un nouveau décret présidentiel ouvrant la voie à un nouveau dialogue pour la révision du projet de constitution. 
Dans le cas contraire, le boycott se transformera en tsunami, le 25 juillet. 
Et il n'y aura que des perdants. 

(Publié dans Réalités magazine N°1905 (du 8 au 14 juillet 2022)

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