Par Dr Sami Ayari*
Les startups de la santé, également appelées HealthTech, jouent un rôle de plus en plus important dans le paysage médical mondial, grâce à leur capacité d’innovation et leur agilité, et pourraient jouer un rôle essentiel dans le développement des compétences médicales en Tunisie. Elles offrent aux professionnels de santé un accès à des technologies avancées, telles que la télémédecine, les dispositifs médicaux connectés et l’analyse de données de santé. Ces solutions permettent d’optimiser les diagnostics, d’améliorer le suivi des patients à distance et de familiariser les médecins avec les dernières avancées technologiques.
Par ailleurs, certaines startups proposent des formations spécialisées sur des thématiques clés comme l’IA appliquée à la radiologie, la surveillance médicale à distance ou encore l’utilisation de plateformes numériques pour la gestion des dossiers médicaux. Ces initiatives aident les professionnels de santé à s’adapter aux évolutions rapides des technologies médicales et à améliorer leur pratique clinique.
Les collaborations avec les institutions académiques, notamment les facultés de médecine et les centres hospitaliers tunisiens, jouent également un rôle majeur. En intégrant ces innovations dans les cursus de formation, ces partenariats enrichissent l’enseignement médical en y intégrant une dimension technologique cruciale. De plus, grâce à l’analyse des besoins des médecins dans certaines spécialités, les startups développent des programmes de formation personnalisés via des plateformes numériques, répondant ainsi aux exigences spécifiques du secteur de la santé en Tunisie.
Un exemple notable est l’expérience du service de radiologie et d’imagerie médicale à distance de l’hôpital universitaire La Rabta, qui utilise la téléradiologie en collaboration avec des établissements de santé des régions intérieures, contribuant ainsi à une meilleure prise en charge des patients éloignés des grands centres hospitaliers.
Conscient du potentiel de la télémédecine, le ministère de la Santé soutient activement son développement. À ce titre, la commission chargée d’examiner les demandes d’autorisation pour la pratique de la télémédecine a déjà reçu quatre demandes. Elle se réunira en ce mois de février pour les étudier et commencer à délivrer les autorisations, marquant ainsi une avancée significative vers une adoption plus large de ces technologies dans le système de santé tunisien.
Des neurones à bas coût
Selon le rapport Global Startup Ecosystem Report 2024, l’écosystème des startups tunisiennes a connu une croissance impressionnante de 205 %, reflétant la vitalité et le potentiel des entreprises innovantes dans le pays, sans grand impact sur l’économie, l’employabilité et la transformation digitale du pays.
Des initiatives comme Connect’Innov Fab, premier accélérateur 100 % HealthTech en Tunisie, illustrent l’essor de l’innovation dans le secteur de la santé. En juillet 2023, l’intégration de cinq nouvelles startups dans sa cinquième cohorte témoigne de la dynamique croissante de l’écosystème tunisien. De son côté, le cluster HealthTech, basé au technopôle de Sfax, participe à des projets européens comme BETTEReHEALTH, contribuant au développement de l’e-santé en Afrique.
Ces initiatives illustrent l’impact déterminant des startups tunisiennes dans la modernisation du secteur de la santé, en stimulant l’innovation et en renforçant les compétences des professionnels médicaux. Toutefois, pour que cet écosystème prospère durablement, les startups, accélérateurs et incubateurs tunisiens doivent prioriser le marché national, bâtir leur succès en Tunisie et prouver leur valeur avant de viser l’expansion vers l’Europe ou d’intégrer des incubateurs étrangers sous l’illusion d’une mondialisation immédiate.
Historiquement, Carthage était le grenier de Rome, approvisionnant l’Empire en blé africain et d’esclaves. Plus tard, la Tunisie a joué un rôle similaire sous l’Empire ottoman, puis durant la colonisation française, en fournissant d’importantes richesses agricoles et minières. Pendant un temps, nous avons cru nous être affranchis de cette logique d’exploitation. Pourtant, le cycle semble se répéter : après des décennies d’une main-d’œuvre sous-évaluée, nous assistons aujourd’hui à une nouvelle forme d’exportation, celle des compétences intellectuelles. Les «neurones à bas coût» sont devenus une ressource convoitée : ingénieurs, médecins, chercheurs, infirmiers, financiers et même les agents qualifiés de chantier… tous sont concernés. Cette fuite des compétences perpétue une dépendance économique qui freine le développement local.
Depuis quelques années, une nouvelle forme de spoliation s’opère. Certains pays européens, en perte de vitesse sur la scène internationale et confrontés à un grave déficit de compétences, cherchent à attirer les meilleures startups tunisiennes, profitant de leur dynamisme et de leur expertise à moindre coût. Ces nations, elles-mêmes victimes d’un brain drain vers les États-Unis, exploitent désormais les talents tunisiens, compromettant ainsi la montée en puissance d’un écosystème local compétitif. Cette fuite des cerveaux et des innovations prive la Tunisie d’une force motrice essentielle à son développement, perpétuant un modèle où le pays reste un réservoir de ressources humaines sous-valorisées, au détriment de son propre essor technologique et économique. Jusqu’à quand ?
La transversalité entre la médecine et les écoles d’ingénieurs en IA
L’IA révolutionne le secteur médical, nécessitant une collaboration étroite entre différentes disciplines. En Tunisie, le rapprochement entre les facultés de médecine et les écoles d’ingénieurs spécialisées en IA ouvre la voie à une nouvelle dynamique d’innovation et de formation. Cette coopération se traduit par des projets de recherche conjoints où médecins et ingénieurs conçoivent ensemble des algorithmes destinés à améliorer le diagnostic précoce, anticiper les complications et optimiser les traitements. Ces initiatives permettent aux futurs professionnels de santé de se familiariser avec les avancées technologiques et de les intégrer efficacement dans leur pratique.
La création de cursus mixtes favorise l’émergence de professionnels polyvalents. Ces programmes conjoints initient les étudiants en médecine à la programmation et à la science des données, tandis que les ingénieurs acquièrent une compréhension approfondie des enjeux médicaux, ouvrant ainsi la voie à des innovations adaptées aux besoins du secteur de la santé.
Les universités tunisiennes et les écoles d’ingénieurs, en partenariat avec des startups, incubent également des projets HealthTech novateurs. Ces collaborations encouragent le développement de solutions adaptées aux réalités du système de santé local. Parmi les exemples notables figurent les regroupements institutionnels entre l’ENSI, l’ENIT, l’École polytechnique, l’INSAT et la faculté de médecine de Tunis, ou encore l’ENIM, l’ENISO, la faculté de médecine et la faculté de pharmacie de Monastir, ainsi que l’ENIS, l’ENIG et la faculté de médecine de Sfax.
L’IA contribue aussi à la mise au point de simulateurs médicaux avancés, développés par des startups en collaboration avec des écoles d’ingénieurs. Ces outils immersifs offrent un entraînement pratique combinant théorie et mise en situation clinique, renforçant ainsi les compétences des médecins et réduisant les erreurs médicales.
Pour renforcer cet écosystème, plusieurs actions stratégiques sont indispensables. La création de pôles d’innovation en santé numérique est essentielle, en favorisant l’association des regroupements institutionnels avec les hôpitaux locaux et les startups afin de faciliter l’accès aux données. A l’image du cluster HealthTech de Sfax, qui dispose d’antennes à Gabès et Médenine, des initiatives similaires devraient être développées à Tunis ainsi que dans le corridor Monastir-Sousse-Mahdia, avec des extensions à Kairouan, au Kef et à Kasserine.
La modernisation de l’Institut Pasteur constitue également un enjeu majeur, impliquant l’intégration de technologies avancées, l’élargissement des thématiques de recherche et le renforcement des effectifs spécialisés en IA. Par ailleurs, un soutien accru aux financements publics et privés est indispensable pour assurer la viabilité des projets HealthTech.
L’intégration de modules technologiques dans les cursus médicaux apparaît également incontournable pour préparer les futurs médecins aux outils numériques et à l’IA, favorisant ainsi une approche plus connectée et innovante. Enfin, l’intensification des échanges internationaux avec des institutions étrangères permettra aux startups et aux universités tunisiennes de s’inspirer des meilleures pratiques mondiales et d’accélérer leur développement.
En définitive, le renforcement des collaborations entre médecine et ingénierie constitue un levier clé pour moderniser le système de santé tunisien. Grâce à son capital humain et technologique, la Tunisie est bien placée pour devenir un acteur de référence en matière d’innovation en santé numérique à l’échelle régionale.
L’essor des outils basés sur GPT en médecine : une révolution en marche
Les modèles d’IA comme GPT se distinguent des chatbots traditionnels par leur capacité à générer des réponses fluides et contextuelles grâce à l’apprentissage profond. Contrairement aux systèmes basés sur des règles prédéfinies, ils s’adaptent aux interactions, offrant ainsi une meilleure personnalisation et une plus grande polyvalence.
Dans le domaine médical, ces outils transforment l’accès à l’information, le diagnostic et l’interaction avec les patients. Ils assistent les professionnels de santé en analysant les symptômes et les antécédents médicaux pour suggérer des diagnostics, en interprétant les résultats d’imagerie et en identifiant des tendances dans les dossiers médicaux. Leur utilisation améliore également la communication patient-médecin en fournissant des informations adaptées, en facilitant la gestion des rendez-vous et en renforçant l’éducation des patients.
En recherche et développement, les modèles GPT jouent un rôle clé dans l’optimisation de protéines pour la médecine régénérative et l’analyse de séquences d’ARN et d’ADN pour guider l’immunothérapie. Ils contribuent aussi à la rédaction d’articles scientifiques et médicaux, accélérant la diffusion des connaissances.
Dans la formation médicale, ces technologies permettent la création d’assistants d’apprentissage personnalisés et de cas cliniques interactifs pour améliorer l’entraînement des étudiants et des professionnels. Grâce à leur capacité d’analyse et d’interaction avancée, les modèles GPT constituent un levier stratégique pour moderniser la santé, améliorer les pratiques médicales et renforcer la prise en charge des patients.
LLM et GPT au service de la santé en Tunisie : Est-ce possible ?
L’essor des modèles de langage de grande taille (LLM) comme GPT transforme en profondeur de nombreux secteurs, y compris la santé. Dans ce contexte, des innovations telles que DeepSeek méritent une attention particulière.
Développé en Chine, DeepSeek se distingue par son coût d’exploitation optimisé et son adaptation aux spécificités linguistiques et culturelles chinoises, démontrant ainsi l’importance d’une approche localisée pour maximiser l’impact des LLM. Cette stratégie souligne un enjeu clé pour la Tunisie : le développement de modèles adaptés à son propre écosystème médical et technologique.
Face à la transformation numérique mondiale, les acteurs tunisiens doivent croire en leur potentiel et capitaliser sur leurs compétences en explorant des solutions innovantes. La clé réside dans la recherche de partenariats stratégiques « win-win », notamment avec des institutions académiques, des startups technologiques et des acteurs internationaux spécialisés en IA.
Selon Dr Fouad Ben Nasr Omri, expert reconnu, entrepreneur en IA et membre du “Tunisian AI Society” basé en Allemagne, la Tunisie, à l’instar des pays de l’Union européenne et du Canada, est confrontée à des défis majeurs en matière de prestation de soins de santé, notamment la pénurie de médecins dans les régions rurales et l’obligation pour certains patients de parcourir de longues distances afin d’accéder aux soins de base. Cet écart géographique s’accompagne d’une disparité dans l’accès aux connaissances médicales entre les zones urbaines et rurales, ce qui complique davantage la prise en charge des patients. Les systèmes basés sur l’IA et les modèles de langage de grande taille (LLM) pourraient contribuer à atténuer ces inégalités en facilitant l’accès à l’information et en assistant les professionnels de santé. Toutefois, pour être véritablement efficaces, ces systèmes doivent être adaptés au contexte linguistique tunisien, où l’arabe et le français, ainsi que leurs dialectes dérivés, sont couramment utilisés par les médecins et les citoyens. De plus, ils doivent être alignés sur les protocoles médicaux locaux et la structure spécifique du système de santé tunisien, avec une priorité donnée à l’assistance aux soins de base avant d’envisager des applications plus complexes.
Il souligne que ces technologies offrent des bénéfices considérables. Elles pourraient notamment aider les professionnels de santé en milieu rural en fournissant des recommandations pour le diagnostic et le traitement, faciliter l’accès des médecins aux dernières recherches et protocoles médicaux dans leur langue préférée, réduire la charge administrative afin que le personnel soignant puisse consacrer plus de temps aux patients, et permettre aux citoyens d’accéder plus facilement à des informations de base sur la santé via des chatbots.
Cependant, plusieurs défis et risques doivent être pris en compte avant leur mise en œuvre. D’une part, les modèles de LLM commerciaux sont principalement entraînés sur des données médicales occidentales, ce qui peut limiter leur pertinence pour les pathologies spécifiques aux populations tunisiennes. D’autre part, des préoccupations liées à la confidentialité des données émergent, notamment lorsque ces modèles sont hébergés en dehors du pays.
Dr Ben Nasr Omri insiste sur le fait que, pour assurer une adoption réussie de ces technologies, plusieurs stratégies doivent être mises en place. Il est essentiel de lancer des programmes pilotes dans certains hôpitaux urbains afin d’évaluer l’efficacité des outils d’IA avant un déploiement à plus grande échelle. Les modèles doivent être ajustés pour tenir compte des réalités médicales locales et s’intégrer harmonieusement au fonctionnement du système de santé. Par ailleurs, il est crucial de favoriser des partenariats entre les institutions médicales tunisiennes et les fournisseurs de technologies afin d’assurer un développement adapté et durable.
Par ailleurs, des programmes de formation dédiés aux équipes médicales seront nécessaires pour assurer une utilisation efficace de ces outils. Enfin, la mise en place de protocoles clairs pour la gestion et la protection des données s’avère indispensable afin de garantir la confidentialité et la conformité aux réglementations en vigueur.
Il conclut en soulignant que les systèmes d’IA appliqués à la médecine en Tunisie doivent s’adapter aux traditions et pratiques locales tout en respectant des standards scientifiques rigoureux. Bien que l’investissement initial soit important, les bénéfices à long terme pourraient conduire à une optimisation significative des coûts de santé et à une amélioration durable de l’accès aux soins. Les modèles de langage de grande taille et l’IA représentent une opportunité majeure pour moderniser le système de santé tunisien, à condition que leur mise en œuvre repose sur une planification rigoureuse et une prise en compte approfondie du contexte national. γ
*Cofondateur et coordinateur général du Tunisia CyberShield,
cofondateur et coordinateur général de la Tunisian AI Society