La multiplication, ces derniers temps, des mouvements sociaux dans plusieurs régions du pays, notamment dans les gouvernorats de Tataouine et Kébili où les jeunes, mal encadrés et parfois manipulés, revendiquent à tue-tête leur part du développement et de l’emploi pose un vrai dilemme. A l’instar du processus du 14 janvier 2011 qui, fut enclenché par une jeunesse désabusée et désespérée, sans aucun leadership et sans aucune coloration politique mais vite récupéré par une classe politique, obnubilée par le pouvoir mais inapte à assumer les affaires du pays, le bouillonnement continu dans nos régions, laisse entrevoir la réédition du même scénario.
Un constat qui soulève d’ores et déjà questionnements et quelques sources d’inquiétudes. Malgré leur spontanéité et l’expression d’un mal-vivre qu’ils véhiculent d’une jeunesse restée longtemps exclue du développement, les mouvements de contestation, faute d’une élite régionale crédible, influente et bien ancrée dans son environnement, restent anarchiques et objet de toutes les manipulations.
D’abord, d’acteurs politiques qui cherchent désespérément à se repositionner sur l’échiquier par tous les moyens, quitte au prix du chaos. Ensuite, des barons de la contrebande et des cellules terroristes dormantes qui utilisent cette jeunesse, gagnée par le doute et le désespoir, comme appât pour avoir les mains libres et bénéficier d’une plus grande mobilité dans un contexte tendu.
Il faut l’avouer, dans la plupart de nos régions, l’absence d’une élite locale intégrée et agissante n’échappe à personne et les répercussions de ce constat amer se manifestent par le blocage dans lequel elles ne cessent de se débattre, non, faute d’une vision, mais de personnes capables de mener le changement.
L’absence d’une élite régionale et d’interlocuteurs écoutés, respectés et crédibles, est souvent à l’origine de l’échec des négociations que le gouvernement tente en vain avec des jeunes à court de repères et de leaders, à desseins d’apaiser des tensions, d’éviter des dérapages incontrôlés et de donner corps à certaines revendications légitimes.
Cette absence, de plus en plus flagrante, explique la radicalisation de certains mouvements, leur caractère parfois anarchique et l’impossibilité de parvenir à des solutions de compromis. Dans une démocratie, il revient justement aux élites de se présenter en interface, de trouver une plate-forme qui permet d’encadrer des dialogues et de parvenir à des accords a minima tout en barrant la route à toutes les velléités de manipulation et d’instrumentalisation assassines. L’embryon de société civile qui a vu le jour dans nos régions depuis 2011 lui manque l’essentiel, à savoir l’expérience, la capacité de négocier et le pouvoir de convaincre. Ce constat a été vérifié dans le cas particulier des protestations de Kamour à Tataouine, que les interférences des politiques et des contrebandiers ont dévié de leur trajectoire initiale.
La grave dérive observée, explique en grande partie le cercle vicieux dans lequel se sont empêtrées les négociations menées par le gouvernement avec les représentants des protestataires, manipulés,plus enclins à faire plier l’Etat et à hypothéquer le développement du pays et sa sécurité, qu’à parvenir à une solution de compromis.
Le blocage de l’activité des sociétés pétrolières, les actes de vandalisme qui ont touché les installations et les violences qui se sont ensuivies ont fourni la preuve que le dialogue est impossible, faute d’interlocuteurs crédibles. Ce n’est pas faute de volonté, mais parce qu’au fil du temps, les régions intérieures du pays se sont vidées de leurs élites et des personnes qui auraient pu être un relais utile pour gérer ce genre de situations et solutionner ces problèmes.
Au regard de cet imbroglio, tout le monde va payer une lourde facture. En premier lieu, le budget de l’Etat qui accusera une perte colossale à un moment où les finances publiques sont à rude épreuve et que les négociations avec le FMI piétinent. Ensuite, ce sont les dommages collatéraux en termes d’image et de confiance de la Tunisie chez les investisseurs internationaux qui vont encore bloquer la reprise de la croissance.
Dans le contexte particulier actuel,tout le monde convient que les élites régionales auraient pu jouer un rôle crucial pour tracter la locomotive Tunisie. Cela est d’autant plus vrai, que si elles resteront aux abonnés absents, rien ne pourrait se faire pour changer la situation et l’Etat sera même dans l’incapacité d’exercer ses prérogatives les plus essentielles.
A l’approche des élections municipales,de nombreuses questions demeurent en suspens : peut-on légitimement espérer un développement véritable des pouvoirs locaux dans des régions dépourvues d’élites ? Dans quelle mesure il sera possible d’aller de l’avant sur la voie de la décentralisation et de l’instauration de pouvoirs régionaux ? A l’évidence, tout l’édifice démocratique, pensé et mis au point, risque de battre de l’aile. Dès lors, comment donner aux régions les moyens de se développer et de voler de leurs propres ailes et de se sentir responsables de leur propre destin ?
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