Hajer Ajroudi
Quatre ans après la chute du régime déchu, il n’est point aisé d’établir des bilans ou de mesurer les avancées accomplies en ce laps de temps relativement court. Malgré cela, on a assisté durant cette période à une sorte d’accélération de l’histoire comme le montrent de façon évidente les mutations profondes et radicales observées sur le plan politique, économique et social. Le 14 janvier 2014, la Révolution de la liberté et de la dignité a été un facteur décisif dans l’enracinement de la pratique démocratique, de la liberté d’expression et dans le raffermissement du rôle de la société civile.
Quatre ans qui ont été accompagnés de contractions douloureuses au plan sécuritaire, économique et social. L’émergence du terrorisme est incontestablement l’un des faits marquants d’une période de transition longue et éprouvante. Une période où le désenchantement social a gagné toutes les franges de la société du fait de l’absence de perspectives devant les jeunes, de l’aggravation des difficultés économiques, de la pauvreté et de l’exclusion des régions intérieures du développement. Retour sur événements.
54 ans après son indépendance et jusqu’au 14 janvier 2011, la Tunisie n’a connu que deux présidents de la République. Dans toute son histoire moderne et peut-être à travers les derniers siècles, les Tunisiens n’ont jamais eu l’opportunité de choisir par la voie des urnes leurs dirigeants politiques.
En quatre ans de transition, cinq gouvernements ont été formés, le sixième est en cours de constitution et qui aura à gérer les affaires du pays au cours des cinq années à venir, il sera le premier issu des élections législatives de novembre 2014, soit le premier de la deuxième république.
Depuis le 14 janvier 2011, trois présidents, dont un par intérim, pour une seule nuit, se sont succédé à la tête de l’Etat tunisien jusqu’à l’élection en décembre dernier au suffrage universel du nouveau président Béji Caïd Essebsi. Après la fuite de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi a assumé cette haute charge pendant 24 heures seulement, pour être remplacé par Foued Mbazâa jusqu’à l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC) en octobre 2011 à la suite de laquelle Moncef Marzouki a occupé, dans le cadre d’un partage des pouvoirs entre la Troika, la fonction de président provisoire de la République pendant trois années. Fait exceptionnel, en quatre ans, les Tunisiens ont été appelés à quatre reprises aux urnes pour élire leurs représentants à l’ANC, récemment à l’ARP et leur président, dans des scrutins libres et démocratiques unanimement salués par la communauté internationale.
Un pari gagné
Au lendemain de la Révolution, un premier gouvernement de transition a été formé dans la précipitation par l’ancien premier ministre de Ben Ali, Mohamed Ghannouchi. En raison de la recrudescence de la pression populaire et de la contestation sociale, ce gouvernement n’a tenu qu’un mois. Il fut remplacé par Béji Caïd Essebsi qui a constitué un gouvernement dont la principale mission fut de gérer les affaires courantes du pays, de remettre de l’ordre dans les différents domaines et de préparer les premières élections libres. Un pari gagné. Le premier gouvernement de la Troïka a été constitué au lendemain des élections du 23 octobre 2011, présidé par Hammadi Jebali, du mouvement islamiste Ennahdha. Ce gouvernement pléthorique et peu rompu à la gestion des affaires publiques, a fait une gestion calamiteuse des dossiers politiques, sécuritaires, économiques et sociaux.
L’assassinat de Chokri Belaid, Secrétaire général du parti des Patriotes démocrates unifié, le 6 février 2013 dans des circonstances qui demeurent non élucidées à ce jour et dont les auteurs et leurs acolytes sont encore entourés d’un grand flou, précipita le pays dans une grave vague de violence qui a entrainé la démission du gouvernement Jbali.
Ce dernier a été remplacé à la tête du gouvernement par un autre dirigeant du mouvement Ennahdha,, Ali Larayedh dont la responsabilité, quand il était ministre de l’Intérieur, dans les tragiques événement de Siliana, qui ont vu des dizaines de manifestants grièvement blessés par l’usage, pour la première fois, par les forces de l’ordre de tirs de chevrotine pour réprimer les manifestants, a été manifeste.
Il fut contraint à la démission après le deuxième assassinat politique post-révolution du député Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, jour de célébration de la fête de la République. Un événement tragique qui a constitué une sorte de tremblement de terre. Le pays a connu plus de cinq mois d’agitation politique et sociale qui a failli le plonger dans un cycle de violence dont les conséquences auraient pu ruiner les rêves des Tunisiens à la liberté, à la démocratie et la consolidation des fondements de l’Etat civil. Des manifestations l’incompétence d’Ennahdha et de ses alliés à gérer les affaires du pays, leur incapacité à offrir une alternative à une jeunesse gagnée par le doute et à enclencher des réformes profondes qui auraient pu permettre de remettre le pays sur la bonne orbite ont marqué cette période de colère populaire.
La place du Bardo verra le plus grand, le plus long et le plus marquant rassemblement populaire jamais connu par la Tunisie : le sit-in du départ (Errahil) qui verra la naissance du Front du salut aboutira à la constitution du gouvernement Mehdi Jomaa.
Gestion improvisée et action décalée
Outre la nature même des gouvernements successifs, formés sur une logique partisane et non sur un programme et contraints à chaque fois à la démission, leur bilan fut catastrophique. En l’espace de trois longues années de gestion improvisée et de politique en décalage avec les vraies attentes populaires, la Tunisie a perdu de son crédit sur la scène mondiale et s’est trouvée presque menacée de banqueroute.
Il faut relever à ce propos que le catalyseur des grandes mutations politiques intervenues en Tunisie au cours de la période de transition a été la pression populaire et l’action de la société civile. Cette dernière est montée au créneau et a joué un rôle immensément inédit pour corriger les abus, dénoncer les irrégularités, faire prévaloir les idéaux et les principes qui ont fait la particularité de la Révolution du 14 janvier 2011 et donner un contenu concret aux principes de liberté, de dignité et de démocratie.
Dès lors, n’eut été l’action énergique et responsable des acteurs sociaux et des organisations de la société civile, le processus de transition démocratique en Tunisie n’aurait jamais atteint ses objectifs. Le dialogue national initié dans l’urgence et le haut sens de la responsabilité du quartet formé de l’UGTT, de l’UTICA, du Conseil de l’Ordre des avocats et de la ligue tunisienne des Droits de l’Homme, a eu le mérite d’arrêter la descente inexorable du pays vers l’anarchie et la violence, de mettre un terme au dérapage incontrôlé du pays en faisant du consensus et de la réconciliation la plate-forme la plus indiquée pour sauver l’esprit et la lettre de la Révolution tunisienne.
Seule expérience aboutie du printemps arabe, la Révolution du 14 janvier 2011 qui fut une manifestation de colère, de ras-le-bol et de rejet d’un régime longtemps sclérosé refusant toute ouverture, présente encore des signes de fragilité et de faiblesse.
Si au niveau politique, le pays est parvenu à accomplir des avancées significatives sur la voie de la démocratie, de la liberté et de la consécration de la pleine citoyenneté à ses habitants, il n’en demeure pas moins que cette expérience atypique fait face à de nombreux périls et défis.
Au premier rang desquels on trouve la persistance du danger terroriste qui constitue la menace qui risque, non seulement de plonger le pays dans un cycle infernal de violence , mais d’annihiler tout espoir de construction d’une société imbue des valeurs de démocratie, d’ouverture, de tolérance et de développement partagé et inclusif. Un soupçon d’espoir néanmoins. Les dernières élections législatives et présidentielles ont fait renaitre chez les Tunisiens la confiance, condition essentielle pour poursuivre une construction à la fois solide, pérenne et consensuelle.
Hajer Ajroudi