Il ne faut pas blâmer uniquement le gouvernement de Youssef Chahed pour son impuissance et son incapacité à gérer une situation qui ne finit pas de gagner en complexité. Tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011, constitués sur des bases partisanes, ont échoué lamentablement à éviter le pire. Ils n’ont fait qu’improviser, saupoudrer et parer au plus pressé. Ils n’ont pas eu l’audace d’aller au fond des choses, de dire haut et fort la vérité aux Tunisiens, d’éviter les solutions de facilité et de faire montre de ténacité et de courage pour entreprendre les réformes qui auraient pu permettre au pays de ne pas sombrer, chaque jour un peu plus, dans les abysses d’une crise multidimensionnelle.
Par les temps qui courent, la classe politique, les acteurs sociaux et de la société civile ont préféré se colleter sur les fronts politique, économique et social, amplifiant le doute, le scepticisme, le discours populiste, exacerbant les tensions et les conflits. Ils n’ont pas eu le courage de présenter des alternatives crédibles, d’encadrer les Tunisiens, de les sensibiliser sur les dangers qui les guettent, ou d’approfondir le débat public. Ils n’ont pas eu le courage, également, de s’asseoir autour d’une même table pour concevoir un projet dans le consensus politique, économique et social qui aurait pu favoriser la mise en place d’une feuille de route claire, de renforcer les fondements de la paix sociale et de donner une chance à l’économie du pays pour qu’elle rebondisse. Au fur et à mesure que le pays sombre dans la crise, que les Tunisiens se sentent lâchés et seuls devant leur triste destin, tous les acteurs ont préféré entrer dans une guerre sans fin, de tranchées, de positionnement. Ils n’ont pas reculé à utiliser toutes les armes possibles et imaginables pour précipiter le pays dans la confusion, l’attentisme, le doute.
Si aujourd’hui le Tunisien est habité par le désespoir, a perdu ses illusions et se sent à la fois frustré et trahi, c’est parce qu’il n’a plus confiance en ceux qui le gouvernent, le représentent et en ceux qui prétendent détenir le sésame pour le sauver.
A six mois des prochaines échéances électorales, l’inconscience de la classe politique et sociale n’a jamais atteint, comme c’est le cas actuellement, les seuils de l’intolérable. Au regard des graves évolutions de la situation, notamment dans notre frontière sud, de l’accentuation des pressions sur les finances publiques, des difficultés rencontrées par les services productifs jadis moteurs de la croissance, des entreprises publiques qui croulent sous le poids des déficits et de la fièvre revendicatrice, le pays donne l’allure d’un bateau qui risque à tout moment de chavirer, sous l’effet de vagues rebelles. Ce qui interloque le plus, c’est manifestement la passivité avec laquelle on appréhende les difficultés, et pour certains, l’expression d’un certain plaisir de voir tourner dans un cercle vicieux, comme s’ils peuvaient tirer un profit du malheur qui menace pourtant tout le monde. Que peuvent valoir les prochaines élections, si cette logique implacable de tout détruire, de tout dénigrer, de tout refuser, de tout bloquer devient la règle de conduite chez tous les acteurs politiques et sociaux et la finalité ultime de leur action ? Qui pourrait, dans six mois, gouverner un pays désuni, en ébullition, presque en faillite et où tout marche sens dessus dessous ?
Quels bénéfices pourraient tirer des acteurs qui se complaisent dans un jeu périlleux, vindicatif même, en préférant se cloîtrer dans leurs coins et se contenter d’attaquer l’autre, l’adversaire, sans jamais oser assumer leurs responsabilités et encore moins être en cohérence avec leurs discours, les projets qu’ils défendent et la vision qu’ils prétendent présenter ?
Quand le compromis devient une hérésie, l’intérêt national un simple slogan qu’on entonne à tort et à travers, et quand on se mobilise pour faire monter les enchères et attiser les feux de la discorde, peut-on s’attendre à une forte mobilisation populaire pour les prochaines élections ?
Le bilan calamiteux que tous les acteurs politiques et sociaux sont en train de dresser à tout bout de champ et dans toutes les circonstances, est un aboutissement normal d’une faillite collective. Tout le monde assume une part de responsabilité dans la grave dérive que vit le pays, parce que l’action de tous a été guidée par des calculs politiciens étriqués, des considérations populistes et des choix dogmatiques, rarement par souci de servir les intérêts du pays ou de répondre aux attentes les plus lancinantes des Tunisiens.
Dans l’atmosphère étouffante et délétère que connaît actuellement le pays, la feuille de route présentée jeudi dernier par Youssef Chahed, Chef du gouvernement pour les six prochains mois, et le sentiment de dépit qu’il a exprimé au regard de la prééminence d’un discours populiste qui s’attaque frontalement au gouvernement, peuvent-ils changer complètement la donne ?
Dans la course effrénée engagée par les partis politiques pour l’accaparation du pouvoir, les appels à l’unité nationale, à la préservation d’un fonctionnement normal des institutions et à l’assurance d’une bonne conduite des affaires du pays par le retour au travail, la préservation du pouvoir d’achat des Tunisiens et les conditions d’une relance de l’activité économique et d’une accalmie sociale, peuvent-ils être audibles par la classe politique ? Très peu probable. Cette dernière a pris depuis un certain temps le pli de poursuivre une sorte de fuite en avant, passant en sourdine une réalité difficile et complexe et fonçant droit au mur.