Il est hallucinant de voir à quel point notre pays est capable de faire entrer chez lui les fabulations étrangères les plus insignifiantes, les plus inutiles, voire les plus dangereuses, tout en délaissant les meilleures idées ! Pourtant, nos voisins de la rive méditerranéenne nord vivent au rythme d’idées très utiles. Les penseurs, les écrivains, les journalistes, voire même les politiciens, sont souvent en parfait accord avec l’aspiration constante au dialogue fructueux et aux controverses enrichissantes, dans la mesure où ils croient fermement à l’alliance dialectique entre le quotidien dans tous ses aspects et les réactions intellectuelles.
L’un de ces débats qui a fait du bruit a trait au malentendu qui s’est produit entre les linguistes et les écrivains. Si les premiers insistent sur la préservation de l’héritage linguistique de la «langue-mère» des néologismes intrus, les seconds considèrent, en revanche, que la langue a besoin d’une insémination continue pour survivre. C’est une constante dans la langue de chercher à se différencier par un terme nouveau et original. Ils tiennent, donc, à intégrer des milliers de mots nouveaux en les présentant en tant que terminologies rénovées, sans tenir compte de leurs origines basses et triviales ni de leurs sources linguistiques étrangères. Et c’est peut-être ici que s’exprime de manière éclatante le pouvoir de la langue.
L’essence de la question n’est pas nouvelle, mais plutôt aussi ancienne que la langue même, elle s’était posée aux années soixante et soixante-dix dans nos contrées. Les «gardiens» de la langue arabe classique se sont opposés radicalement aux adeptes du dialectal. Comme chaque camp s’arc-boutait tenacement à sa position, aucune issue médiane n’était possible. Les défenseurs du littéraire s’attachaient aux origines de la langue qui prolifère organiquement de l’intérieur et n’a pas besoin d’ajouts advenus. Ce dont il faut tenir compte à leurs yeux, ce sont seulement le retour réfléchi au vocabulaire, et la tentative de l’explorer afin que le contenu puisse évoluer et s’accorder avec l’époque. Quant aux partisans du dialectal, ils estimaient que la langue prédominante de la rue est le pouls de la société, et que la langue classique signera son acte de mort si elle s’avère incapable de ressentir les battements de ce pouls ! Le grand romancier Béchir Khraïef, l’essayiste Salah Guermadi et le poète Habib Zanned ont donné des exemples merveilleux en ce sens, avec la publication de plusieurs ouvrages dont le répertoire classique contient des vocables du langage familier qui ont enrichi la langue littéraire et l’ont aidée à se maintenir en haleine et à gagner en vivacité. Il s’agit en somme de s’approprier la langue, au plus près des expériences intimes de chacun.
Je ne suis partisan ni de cette tendance ni de l’autre, bien qu’adhérant pleinement aux choix opérés par tous les rénovateurs. Malheureusement, les débats à propos de cette question sont devenus, sous nos cieux ces dernières années, des querelles partisanes, fades et monotones. Des gens de tout bord s’empressent de reposer ce vieux débat dès qu’ils sont à court d’inspiration et en proie à une «crise de sujets».
Je ne commenterai pas cette voie stérile. J’ai voulu rappeler tout simplement que si cette question ancienne est posée par nos voisins de la rive nord du bassin méditerranéen, de manières diverses et novatrices, chez nous elle est exhibée, en revanche, selon une fredaine incendiaire désuète. Nos voisins n’ont pas mis entre eux des barrières infranchissables, mais ont jugé utile de se concentrer sur un même projet : par quel moyen pourrons-nous préserver la vitalité de la langue originelle ? Le consensus est général sur la nécessité d’injecter à la langue de nouveaux degrés d’intensité. C’est la différence énorme entre notre optique et la leur dans tous les domaines.
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