On dit que les meilleurs livres sont ceux qui suscitent les controverses. Les idées divergentes se confondent et s’affrontent publiquement pour le bien de la vérité. Les pires livres sont, en revanche, ceux qui soulèvent des contestations qui ravalent les vérités aux abattoirs des règlements de comptes personnels et des nuisances intentionnées à autrui. Entre la polémique et le parti pris, il y a une ligne de partage nette entre deux pratiques qui paraissent similaires mais qui sont profondément dissemblables et contradictoires. Cette confusion a éclaté au grand jour à l’occasion de la parution du livre «L’islam, une religion française» de Hakim el Karoui (Gallimard. 289 p.). Certaines personnes, des amis de l’auteur, ancien banquier et dont on dit qu’il a l’oreille du président français Macron, ont fait l’éloge de cette analyse d’une enquête statistique menée en 2016 par l’institut Montaigne, considérant que le «remue-ménage» qu’il a provoqué rend service aux «débats fertiles», alors que la majorité des observateurs a estimé qu’il ne faisait que jeter de l’huile sur le feu.
Celui qui consulte ce livre se retrouve à nouveau dans l’enclave de la logique orientaliste qu’on croyait déjà révolue
C’est une logique dont a souffert pendant longtemps la religion musulmane et qui fut, d’ailleurs, dénoncée par nombre de chercheurs. De même, d’éminents orientalistes comme Blachère, Pellat, Berque ont tenté de circonscrire ce phénomène dans des œuvres d’une honnêteté, d’une sincérité et d’une profondeur incomparables.
Mais Hakim el Karoui, pourtant musulman d’origine tunisienne, semble vouloir nous ramener à la période qui a précédé la révision de l’orientalisme. Il s’entête donc à défoncer des portes ouvertes, rétablir des critères d’analyse arbitraires dont les fondements principaux sont l’exclusion, l’occultation et le primat de l’illusion sur la réalité. L’irrationnel, l’émotionnel et le sectarisme ne semblent pas près de s’arrêter. Faut-il pour autant que nous abordions la situation de l’islam en Europe avec un angélisme incandescent ?
En fait, l’essence de la question était plus grave qu’elle ne le paraissait. Elle allait au-delà de cette infatuation qui incitait à planer sur les vérités historiques pour les mettre au piquet. Le problème était plutôt lié à un revirement orientaliste dont témoigne le livre de Hakim el Karoui qui, de cette façon, cherchait à renouer avec la période pré-orientaliste, au moment où l’arbitraire et le dogmatisme sous toutes ses formes étaient de mise.
En effet, durant leurs expéditions «civilisatrices» dans le monde musulman, les écrivains européens, soucieux de cacher la vérité, se sont toujours basés sur une réécriture de l’histoire de l’islam.
Je crois que les méthodes adoptées par les anciens orientalistes et auxquelles se sont opposés pourtant les révisionnistes, ont inspiré Hakim El Karoui qui, en les réemployant à sa façon, a tenté en fait, de semer le doute sur la véracité de quelques fondements historiques et civilisationnels.
On peut conclure donc que les fâcheuses incidences de ce livre ne s’arrêtent pas seulement à la nuisance à la communauté musulmane en France et en Europe, mais elles touchent également à la fiabilité de l’enquête de l’institut Montaigne. Pire encore, ce livre sape, à son insu peut-être, les précieux travaux de l’ancienne génération d’orientalistes qui, depuis le début de la deuxième moitié du vingtième siècle, croyaient avoir réajusté et dépassé l’ancienne logique orientaliste.