Une nouvelle stratégie euro-méditerranéenne, pour plus de résilience et moins d’inégalités

Ce mois de novembre a marqué le 25e anniversaire de la conférence euro-méditerranéenne des ministres des Affaires étrangères du 27 – 28 novembre 1995, qui a adopté la Déclaration de Barcelone (ou Processus de Barcelone), jetant ainsi les bases d’un espace euro-méditerranéen qui visait notamment à instituer le libre-échange comme la condition de la paix et de la prospérité partagée.
25 ans plus tard, au sud de la Méditerranée, le revenu par habitant est 13 fois inférieur à celui de l’Europe et le commerce intra-Maghreb représente moins de 5% du commerce total. La Covid-19 a aggravé la situation et une contraction d’au moins 5% du PIB est prévue. Il est urgent de mettre en œuvre une nouvelle stratégie euro-méditerranéenne pour plus de résilience et pour réduire l’écart de richesses existant.

L’Accord d’association 1995 n’a pas atteint son plein potentiel
La libéralisation des échanges et le démantèlement tarifaire associés à l’Accord ont, somme toute, eu un impact fiscal contenu grâce aux réformes mises en place et à une compensation des différentes sources fiscales. On a certes enregistré une perte douanière entre 1995 et 2008, mais qui été plus que compensée par différentes mesures portant sur la fiscalité interne et en particulier sur la TVA. La libéralisation des échanges a par contre créé une nouvelle dynamique qui a favorisé les exportations et attiré les investissements étrangers directes. Le modèle d’une économie fermée basée, en partie, sur une rente douanière était devenu obsolète.
En effet, avec le morcellement des processus de production, il est rare de trouver une économie qui produise à elle seule un bien de A à Z. Donc pour exporter, les producteurs sont généralement obligés d’importer les intrants (selon les règles d’origine). Ainsi, plus d’importations peuvent être nécessaires pour attirer plus d’investissement, et booster la production nationale et les exportations. C’est ce qui s’est passé en Tunisie. Les déficits commerciaux et les pertes de recettes douanières tant décriés, ont représenté en fait le prix d’un dynamisme industriel (et un taux d’intégration locale modeste) auquel les exportations vers l’UE ont assuré un débouché essentiel, car le marché intérieur tunisien ne pouvait leur suffire. La problématique n’était donc pas tant de protéger les industries tunisiennes sur un marché domestique qui montrera vite ses limites, même si cela pouvait soulager la balance en devises à court terme, que de les pousser à l’international – à quoi l’Accord d’association de 1995 était essentiel.
Quoi qu’il en soit, le constat est assez clair : la Tunisie a su tirer parti des préférences accordées par l’UE, mais avec toutefois une nuance de taille, son industrie n’a pas su se diversifier, et profiter pleinement de l’accès au marché de l’UE et encore moins, augmenter la valeur ajoutée produite localement. Ce constat a été exacerbé par les inégalités régionales croissantes et un taux de chômage élevé parmi les jeunes et les diplômés du supérieur, et a mis en exergue les limites du modèle économique tunisien actuel.

Vers une nouvelle stratégie euro-méditerranéenne
Sous l’impulsion de l’Espagne, «fidèle à sa vocation de leadership dans les affaires méditerranéennes1» et de son énergique ministre des Affaires étrangères, Arancha Gonzalez Laya, ces célébrations ont été toutefois, une opportunité pour remettre le processus de Barcelone au-devant de la scène européenne et de réfléchir ensemble sur la meilleure façon de lui donner un nouveau souffle et de nouveaux objectifs dans un contexte post-Covid-19. Il semble y avoir pour cela un large consensus au Sud comme au Nord. « La zone Méditerranée sera le défi des prochaines années tant les facteurs de crise qui s’y conjuguent sont nombreux : contestation des zones maritimes, affrontements entre pays riverains, déstabilisation de la Libye, migrations, trafics, accès aux ressources2 ».
Dans son discours à la conférence, Arancha González Laya a appelé à plus d’«engagement politique» pour promouvoir les défis qui restent d’actualité dans la région. Et elle a énuméré les objectifs en suspens de la région : le changement climatique, la compétitivité des économies, la transformation numérique, l’échange d’informations et l’égalité des genres, entre autres. La ministre a également évoqué les conflits et l’instabilité que la région continue de subir et les «inégalités» entre les deux rives de la Méditerranée. Les ministres des États membres de l’Union pour la Méditerranée (UpM) ont convenu de déclarer le 28 novembre «Journée de la Méditerranée»
Il appartient maintenant à la Commission européenne, et notamment au Commissaire Olivér Várhelyi en charge du voisinage (DG Near), en concertation avec les Etats membres EuroMed et la société civile, de mettre en musique ces promesses, et ces déclarations d’intention, d’élaborer ainsi une véritable politique européenne pour la Méditerranée, et de l’accompagner d’un véritable effort de communication et de pédagogie. À cette fin, il a annoncé l’adoption au début de l’année prochaine d’une communication de la Commission européenne, qui comprendra « un plan économique et d’investissement », proposera « des projets phares sur mesure pour chaque pays », et qui fera « progresser la transition verte et numérique ».
La nouvelle stratégie euro-méditerranéenne devrait ainsi refléter avant tout la volonté d’octroyer au voisinage les moyens (la capacité) de relever les défis de la relance économique post-Covid19 et les nouvelles opportunités qui se présentent avec la régionalisation des chaînes de valeur notamment3, et façonner ainsi l’avenir de l’axe Europe / Med / Afrique, avec un fort accent sur le numérique et la transformation écologique.

Eviter les erreurs du passé
Toutefois, la création de richesses et d’emplois ne doit pas être vue sous le seul prisme du commerce et de l’accès au marché, mais aussi et surtout en terme de montée en capacités et de mise à niveau des pays du Sud. Elle doit favoriser et accompagner la régionalisation des chaînes d’approvisionnement et faciliter le commerce et l’intégration régionale afin d’équilibrer efficacité et résilience. La 11e conférence ministérielle de l’UpM sur le commerce a souligné pour la première fois qu’il importait de « veiller à ce que les partenaires méditerranéens puissent tirer pleinement parti de l’ouverture des marchés », et a adopté de nouvelles initiatives en matière de commerce et d’investissement d’un montant de 11 millions d’euros, afin de renforcer les effets du commerce et des investissements sur la création d’emplois dans le sud de la Méditerranée et encourager un développement économique inclusif.
Toutefois, une stratégie industrielle coordonnée à l’échelle des pays EuroMed serait plus judicieuse et plus efficace. Car, l’enjeu serait alors pour les pays Med d’adapter leur offre, vers notamment des standards et normes de qualité plus exigeants, afin de pouvoir répondre à toute dynamique européenne (et au-delà) orientée vers la réorganisation régionale du modèle de production et d’approvisionnement. De plus, cela devrait inciter les voisins du sud de la Méditerranée à reprendre (ou entamer) des négociations avec l’UE, visant (en paraphrasant le discours de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lors de l’état de l’Union) à « construire la région dans laquelle ils veulent vivre: une Union euro-méditerranéenne de vitalité dans un monde de fragilité». Et cela permettrait à l’Union européenne d’apparaître sur la scène internationale comme un acteur de poids, un acteur géopolitique capable de rivaliser avec les autres grandes puissances.
Dans ce contexte, il est évident que l’acronyme ALECA (Accord de libre échange complet et approfondi) ne reflète pas les objectifs poursuivis dans le partenariat post-Covid-19 entre l’UE et ses voisins du Sud, et met trop l’accent sur l’accès au marché, au détriment de la capacité d’entreprendre, de mettre à niveau l’appareil productif et les services, de moderniser la politique agricole…
Il conviendrait ainsi de changer l’acronyme de ALECA par APTE Accord de partenariat pour la transition économique, ce qui refléterait mieux (1) la volonté des pays Med pour un partenariat équitable, en termes de capacité à pouvoir bénéficier d’un meilleur accès sur le marché européen. Un accès libre au marché européen ne serait pas utile si les pays du Sud ne sont pas aptes à produire, ou à exporter et donc à en profiter, (2) L’essence d’un partenariat structurant adapté à la transition économique post-Covid19, et à la recherche d’une plus grande résilience des chaînes d’approvisionnement, et (3) l’objectif de rattrapage régional. Il a été mis en évidence avec les travaux d’Amartya Sen que le développement régional n’est pas qu’une question de redistribution de fonds, encore faut-il que les régions aient les capacités de s’en servir.

Besoin d’une vision de long terme
Le nœud gordien d’un partenariat euro-méditerranéen réinitialisé, ou Barcelone 4.0, est une vision à long terme qui est absolument nécessaire pour (1) mieux définir la nature de la relation entre le nord et le sud de la Méditerranée, (2) donner les incitations nécessaires aux pays méditerranéens pour mener à bien un ensemble cohérent de réformes coûteuses et pénibles, et garantir que ces réformes soient étayées par la forte approbation de l’ensemble des citoyens, en particulier les jeunes, et (3) élaborer un pacte sur la migration et la mobilité, qui n’aille pas seulement dans le sens de la fuite des cerveaux vers le Nord, et qui mette en place les conditions d’un accord sur les services équitables avec la mobilité réciproque des fournisseurs de services (sur le modèle APEC). Cela servira aussi à atténuer la résistance politique à une coopération accrue pour le contrôle et la gestion en commun des frontières, la réadmission des ressortissants irrégulièrement présents dans l’UE et à l’accueil des ressortissants de pays tiers qui ont transité vers l’Europe via leurs territoires.
Etant donné que les pays méditerranéens n’ont pas vocation à devenir membre de l’UE, les incitations les plus crédibles seront (i) des mesures d’accompagnement supplémentaires pour la transition économique qui servent aussi à renforcer le rôle du secteur privé et des startups dans les pays du Sud, et (ii) les quatre libertés (biens, services, capitaux et personnes), dans une sorte de « tout sauf les institutions », déjà annoncé en 2003 dans le premier jet de la Politique européenne de voisinage mais qui n’a jamais vraiment été mis en place. Cela pourrait être l’horizon (symbolique) 2045 qui marquera le cinquantième anniversaire du processus de Barcelone.

*Président du Mediterranean Development Initiative

 Notes
1http://www.exteriores.gob.es/Portal/en/SalaDePrensa/ElMinisterioInforma/Paginas/Noticias/20201127_MINISTERIO3.aspx
2https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/13/emmanuel-macron-souhaite-une-europe-plus-forte-en-mediterranee_6046108_3210.html
3Le Commissaire européen en charge du voisinage, Olivér Várhelyi, a tweeté sur son compte que « La perturbation des chaînes de valeur mondiales par la pandémie a ouvert une opportunité pour une régionalisation de la production qui peut profiter au voisinage sud et créer des emplois »

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