Une proclamation de soi*

On a beaucoup parlé de La Vie d'Adèle, chapitres 1 & 2 d'Abdellatif Kechiche depuis la Palme d'or de Cannes décernée simultanément au réalisateur et aux deux actrices principales, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos.

Il aurait sans doute été préférable que le film sorte rapidement après sa projection cannoise. Mais, l'incertitude de le voir achevé à temps, était déjà grande : initialement prévu pour une durée de deux mois et demi, le tournage en a duré cinq.
La version présentée en compétition ne créditait pas les techniciens au générique. Ce qui provoquait la publication par le Syndicat des professionnels de l'industrie de l'audiovisuel et du cinéma d'un communiqué assassin dénonçant des conditions de production détestables, des procédés proches du harcèlement moral et des horaires anarchiques.
A l'automne, les deux actrices ont déclaré que toute l'expérience avait été difficile, violente parfois même et vouloir ne plus jamais travailler avec le cinéaste.
A. Kechiche répliquait que le film ne devait pas sortir car il avait été trop sali. Depuis, il a laissé entendre que son long-métrage actuellement à l'affiche dans 500 salles en France, pourrait encore évoluer et inclure 40 minutes inédites…
Il faut surajouter à ces polémiques, l'âpreté du débat qui opposait partisans et opposants du mariage entre personnes de même sexe quand la récompense a attiré  l'attention sur La Vie d'Adèle.  
Bref, les controverses tant sur la personnalité de l'auteur que sur l'homosexualité, ont peut être fait écran, si on ose dire, à l’œuvre et à son sujet central. Et contre toute apparence, il se pourrait bien que celui-ci ne soit pas le passage à l'âge adulte d'une adolescente lesbienne.
Autant repartir du point de départ narratif. Il est librement adapté, avec le plein accord de Julie Maroh de son roman graphique. Le bleu est une couleur chaude primé aux festivals de bandes dessinées d’Angoulême et d'Alger.
Adèle, 15 ans, partage sa vie entre famille et amis du lycée.
Les fesses bien calées dans un jean qu'elle réajuste continuellement, elle chemine entre les livres et les profs vers une vie de femme et le métier d'enseigner. Tout est clair, les filles vont avec les garçons et à la fin il y a le grand amour. Elle pense l'avoir trouvé en Thomas, mystérieux, séduisant et sympathique avec qui elle décide de sortir avant de reconnaître ne pas avoir envie de lui.
Le même jour elle croise Emma, étudiante en arts plastiques aux surprenants cheveux bleus. Le premier regard échangé, au hasard d'une rue traversée, bouscule l'ordre des désirs. Adèle voudrait ignorer son attirance.

L’art de travailler la durée
Entre les deux jeunes femmes débute une histoire amoureuse passionnelle puis conflictuelle. Fantaisies de la séduction, ivresses du plaisir partagé, réjouissances de la vie partagée, disputes et retrouvailles allant crescendo… L'action se déroule sur plusieurs années. Elle est rapportée en trois heures.
Il faut reconnaître à A. Kechiche l'art de travailler la durée sans temps mort, d'employer l’ellipse, de faire surgir le détail et les nuances du vivant.
Il y a une grammaire de cinéma qui se focalise sur les visages, pour les extraire du contexte et du décor et qui les filme comme des paysages d'émotion.
La bouche d'Adèle est, tour à tour, enfantine, dévorante, entr'ouverte dans le sommeil. Elle est le relief de la joie et des peines. Car, cette vie n'est pas une biographie, c'est une vie intérieure et physiologique scrutée à fleur de peau. Les corps sont cinématographiés au plus près dans une esthétique quasi baroque : épidermes, larmes, salive, transpiration, morve…
Quant aux scènes d'étreinte amoureuse, les chairs frissonnent et se tendent dramatiquement vers le plaisir dans un traitement plastique de la nudité emprunté à de la peinture et de la sculpture classiques.
Ce versant classique, A. Kechiche l'a déjà arpenté dans L'esquive où la langue d'un  groupe d'adolescents d'une cité HLM se froisse contre les dialogues du Jeu de l'amour et du hasard, la comédie de Marivaux qu'ils répètent pour leur cours de français.
Les premiers mots, répétés deux fois, de La vie d'Adèle sont tirés de Marivaux encore. Ce sont le Car je suis une femme… de La Vie de Marianne et la parenté entre les titres est préméditée.
Au-delà de l'histoire d'amour malheureux, le film relate la découverte par la littérature de l'expérience réelle de la vie et de la permanence des émotions.
Après tout, quand Racine fait dire à la  sultane Roxane : « Écoutez, je sens que je vous aime » au captif Bajazet, les auditeurs de l'époque percevaient de l'impudeur puisque le verbe sentir exprime alors un élan viscéral, ici une envie au bas-ventre.
On n'est pas loin des fluides corporels exhibés dans le film.
Adèle croise pour la première fois Emma après avoir étudié la prédestination de la rencontre dans La Princesse de Clèves. Elle pleure en entendant l'analyse d’un vers de Francis Ponge qui renverse la compréhension du mot vice pour en faire une proclamation de soi.
Mais, La Vie d'Adèle raconte encore autre chose et bascule quand Emma, la maîtresse qui apprend à Adèle à aimer et déguster les huîtres dans les règles de la bonne société, l'évalue dans leurs ébats : Je te mets 14 sur 20. Tu manques un peu de pratique.
Le chapitre 1 laisse Emma et  Adèle enlacées. Le chapitre 2 les retrouve séparées, littéralement de corps, dans une séance de pose où Adèle nue est peinte par Emma. Le chevalet impose la distance.
Dans le monde d'Emma, celui des galeristes et des artistes, où on fait assaut de références à Egon Schiele et à Klimt où on débat de l’hermaphrodite Tirésias, Adèle n'a rien à dire.
On hésite à distinguer dans ces scènes de groupe ce qui est satire sociale des  engrenages de domination et d’exclusion et ce qui est poncif. Les parents d'Adèle  regardent les jeux télévisés dans le pavillon banlieusard, la famille d'Emma est bien sûr recomposée et bohème…
Abdellatif Kechiche, en peintre lunatique des transports amoureux, donne un tableau ombrageux d'amantes vaincues dans un monde prédestiné où, si un couple ce sont deux personnes qui n'en forment plus qu'une, la seule question est de savoir laquelle.
R.S-M.

* La Vie d'Adèle, chapitres 1 & 2
d’Abdellatif Kechiche


Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

 

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